Les parias d’Égypte et Moïse

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« Si l’homme descend de l’homme, le corollaire fatal de cette vérité est de faire procéder les nations d’autres nations plus anciennes. » Louis Jacolliot (1837 – 1890), La Bible dans l’Inde.

Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.

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Nous voici arrivés au point capital de notre œuvre ; sur ce terrain brûlant, où nous allons courageusement attaquer toutes les superstitions, toutes les absurdités que le judaïsme a léguées à nos sociétés modernes, nous apporterons un esprit de critique impartial et ferme, dégagé de tous systèmes et de toute croyance imposée, et n’ayant de respect que pour la vérité.
Les choses dont nous repousserons les impossibilités dans le présent, nous en repousserons les impossibilités dans le passé.
Toutes les fois que le merveilleux sera en lutte avec la raison, nous lui demanderons ses preuves, au même titre que ses partisans les exigent eux-mêmes de la raison.
Quand nous rencontrerons l’absurde, nous lui dirons simplement : Tu es absurde, et nous passerons.
L’homme n’a changé ni dans sa forme corporelle, ni dans ses facultés, et s’il admet comme vrai dans les temps anciens et fabuleux ce qui le ferait sourire de pitié aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas le courage d’une opinion franche et raisonnée, et qu’il ne sait se défaire du bagage de fables dont on s’est plu à lui obscurcir l’intelligence dès le berceau.
Nous comprenons parfaitement pourquoi les intolérances modernes se réunissent pour lancer toutes leurs foudres sur la raison, et anathématiser ou excommunier ses conquêtes. C’est que du jour où le libre arbitre deviendrait la seule loi reconnue par toutes les consciences, leur règne finirait par l’impossibilité où elles se trouveraient d’expliquer les contes, les légendes et les pratiques mystérieuses qui font leur force.

Les peuples modernes qui sont devenus colonisateurs ne se sont pas, sur la terre nouvelle à laquelle ils venaient apporter la force et la vie, entourés de fables ridicules. Nul homme ne s’est levé pour leur dire :
— Je suis un envoyé de Dieu, et je viens vous apporter la parole qui m’a été révélée.
Allez donc demander aux Australiens et à la libre Amérique comment ils eussent reçu Boudha ou Manou, Zoroastre ou Moïse.
Si c’est grâce au développement de l’intelligence et du libre examen que de pareils faits n’ont pu se produire chez ces peuples nouveaux, ne sommes-nous pas en droit de dire que c’est grâce à l’ignorance des masses, à l’esclavage et aux divisions de caste, qu’ils ont pu se produire chez les peuples anciens?
Cette vérité est tellement vulgaire qu’on sent en l’avançant qu’elle n’a pas besoin de preuves.
Puissent nos frères qui sont allés par-delà l’Océan, sur une terre vierge de toutes les obscurités du passé, de tout despotisme sacerdotal, nous aider par leur exemple à affranchir bientôt l’autorité civile de l’influence religieuse, et cela dans toutes les constitutions de l’Europe.
Le progrès ne peut être qu’à ce prix, et il est impossible de rêver encore une alliance qui n’a su, jusqu’à ce jour, qu’enchaîner la pensée, asservir les nations et courber les rois sous sa tutelle.
C’est ce que nous avons vu par l’esquisse rapide des civilisations antiques étouffées sous le brahmanisme, qui de l’Inde les étreignit toutes; c’est ce que nous verrons plus particulièrement encore par l’étude de toutes les idées religieuses qui, empruntées par la Judée à l’Égypte et à l’Inde, ont joué dans les temps modernes le rôle anti-civilisateur que nous connaissons.
Ainsi que nous l’avons démontré, l’Égypte reçut de l’Inde, par Manès ou Manou, ses institutions sociales et ses lois, qui eurent pour résultat la division du peuple en quatre castes et placèrent au premier rang les prêtres, au second les rois, puis les commerçants et les artisans, et au dernier échelon social, le prolétaire, le serviteur, presque l’esclave.
Ces institutions et un même droit pénal produisirent, comme dans l’Inde, à l’aide du rejet de la caste prononcé contre les coupables, une classe mêlée, rebut de toutes les autres, qui, déclarée à jamais impure et proscrite, ne put parvenir à effacer la tache indélébile que la loi lui avait imprimé au front.
Ces rejetés de la caste, ces parias de l’Égypte, soulevés par Moïse, qui leur fit entrevoir la liberté, donnèrent naissance aux Hébreux, à cette nation appelée pompeusement le peuple de Dieu.
Il est impossible de se former une autre opinion sur la régénération de cette race asservie, lorsqu’on étudie, soit dans leur ensemble, soit dans leurs détails, toutes les sociétés de cette époque.
Si l’Inde eut ses parias, la Grèce eut ses ilotes.
Si l’Égypte eut ses déclassés, Rome eut sa caste servile, à qui elle refusa longtemps le titre de citoyen.
Il fut complètement dans l’esprit des peuples anciens de se créer des esclaves, soit par la conquête, soit par la dégradation des criminels, que l’on rejetait du sein de la société jusque dans la personne de leurs descendants. Et, si nous faisons descendre les Hébreux des Égyptiens chassés de leurs castes, c’est qu’en fouillant les traditions historiques les plus reculées, il n’apparaît pas qu’ils aient pu être réduits en servitude par les vicissitudes de la guerre, et que, comme peuple, ils ne datent que de Moïse.

Joseph

Joseph vendu en esclavage par ses frères puis emmené en Égypte. Tapisserie du XVIIe siècle

Au surplus, il faut choisir entre cette origine rationnelle, conforme à l’état social des civilisations anciennes, et celle que Moïse donne lui-même à son peuple dans les deux premiers livres de la Bible, la Genèse et l’Exode.
Voyons donc ce que dut être ce législateur; de cette étude naîtront des preuves aussi saisissantes qu’il soit possible d’en donner, à près de quatre mille ans de distance, sur une époque que les fables et les légendes de toute nature n’ont pas peu contribué à envelopper de nuages et d’obscurité.
D’après la version que Moïse donne sur sa naissance, les Hébreux s’étant multipliés au point de former une nation dans la nation, et de donner des craintes sérieuses au Pharaon qui régnait alors, ce dernier chercha à les faire périr par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, ordonnant notamment le massacre de tous les enfants mâles qui viendraient à naître ; une pauvre femme, ne pouvant se résoudre à voir tuer son enfant sous ses yeux, préféra l’exposer sur le Nil dans un panier de jonc enduit de bitume.
La fille de Pharaon, qui était descendue sur les rives du Nil pour se baigner avec ses suivantes, aperçut l’enfant et, touchée de compassion, lui sauva la vie, et l’ayant fait emporter dans son palais, elle l’adopta pour son fils.
Cet enfant fut Moïse.

Élevé jusqu’à l’âge de quarante ans à la cour des rois d’Égypte sans qu’on lui ait révélé l’humilité de son origine, il fut, un beau jour, contraint de s’enfuir dans le désert pour avoir tué un Égyptien qui maltraitait un Hébreu. Et ce fut là que Dieu vint lui révéler la mission qu’il voulait lui confier.
Je demande à l’esprit même le plus prévenu, s’il n’est pas naturel, logique, de penser que Moïse, élevé par les prêtres, fut initié par eux au culte pur et aux sciences réservés aux hautes classes, et que c’est de là que lui vient la lumière.
Et plus tard, lorsque chassé du palais de Pharaon, soit parce que la tache de sa naissance, cachée par la princesse qui l’avait sauvé, s’était dévoilée, soit parce qu’il avait tué un Égyptien, comme il nous l’apprend, ne comprend-on pas que le ressentiment et le désir de la vengeance ont dû le pousser à chercher les moyens d’émanciper la race dont il était descendu ?
C’est alors que, profitant d’une de ces famines terribles qui ravagent l’Égypte lorsque les inondations du Nil qui fécondent cette terre viennent à manquer, ou bien d’un de ces fléaux dévastateurs qui ne sont point rares dans ces contrées, comme la peste ou le typhus, il se présenta devant le prince régnant comme un envoyé céleste, et, attribuant ces maux à la colère divine, il parvint à lui arracher la permission de soustraire les Hébreux à leur mal heureux sort.
J’inclinerais plutôt à croire cependant que le soulèvement et la fuite des Hébreux furent dus à une révolution, préparée de longue date par Moïse et son frère Aaron, qui le secondait dans ses projets, et dont les Égyptiens ne s’aperçurent que quand il ne fut plus temps de la réprimer.
Quant à la destruction du Pharaon et de son armée entière par les flots de la mer Rouge, je la relègue, avec le passage par les fuyards de cette même mer à pied sec, dans le domaine de la fantaisie et du miracle apocryphe.
On conçoit que Moïse, qui écrivit toutes ces choses après coup, de même qu’il se donnait comme un envoyé de Dieu, ait voulu les entourer d’une auréole mystérieuse, bien propre, du reste à favoriser l’accomplissement de sa mission.
C’était par le surnaturel et le prodige que tous ses devanciers s’étaient fait accepter des masses incultes et superstitieuses, et, en homme habile qu’il était, il voulait donner une sanction divine à son pouvoir, pour qu’il fût moins sujet à être discuté.
Certes, ce ne dut pas être facile que de conduire à travers le désert, à la recherche d’une terre fertile qui pût les recevoir et les nourrir, ces hordes indisciplinées qui, la veille esclaves, libres le lendemain, ne devaient accepter que difficilement tout frein nouveau qu’on tenterait de leur imposer.
Le désert était immense ; où aller, nul ne le savait, et Moïse pas plus que les autres; il fallait cependant assigner un but à cette course au hasard et apaiser les murmures qui, de jour en jour, devenaient plus menaçants. — Nous allons à la conquête de la terre promise, s’écria Moïse. Et ils continuèrent à marcher…
Les jours, les mois, les années s’écoulaient, et la troupe errante ne parvenait pas à franchir les sables; tantôt on allait droit devant soi, foulant le sol avec fureur, avec rage, tantôt on revenait sur ses pas; la lassitude s’emparait des proscrits, et l’on regrettait la terre d’Égypte, et l’on blasphémait contre ce Dieu dont Moïse s’était fait l’interprète… Alors on se souvenait du boeuf Apis, qu’on avait vu autrefois promené par les prêtres, avec des danses et des chants; on en construisait un, en or ou en airain, avec les bracelets des femmes et les boucliers des hommes, et on l’adorait, le priant de mettre un terme aux souffrances qu’on n’avait plus le courage d’endurer. Et Moïse était invisible, seul dans sa tente, peut-être désespérait-il lui aussi. Tout à coup, au déclin du jour, le ciel se chargeait de nuages, les éclairs sillonnaient l’espace et le tonnerre faisait entendre sa voix.
C’était le moment d’agir, la foule écoutait avec terreur les manifestations de ces phénomènes physiques qu’elle ne pouvait comprendre… Aussitôt le chef paraissait, sa figure était inspirée ; avant même qu’il parlât, le respect et la soumission étaient revenus ; il brisait les idoles et d’une voix vibrante annonçait que la colère céleste, pour les punir de leurs murmures et de leur peu de foi, les condamnait à errer encore avant d’atteindre la contrée, but de leurs recherches… Et on marchait toujours… C’était du temps de gagné.
Ils arrivèrent enfin au sommet d’une montagne de laquelle ils aperçurent de vastes plaines couvertes de moissons verdoyantes… Il était temps; usé par la lutte et les fatigues, arrivé au terme de son existence, Moïse ne put que s’écrier : — La voilà, cette terre vers laquelle le Seigneur m’avait ordonné de vous conduire. Il étendit les bras comme pour en prendre possession, et il mourut, laissant à son frère et aux fidèles qu’il avait formés le soin d’achever son ouvrage.
Pendant ses longues pérégrinations, il avait écrit un livre de la loi, dans lequel, donnant un passé à ce peuple né d’hier et s’inspirant des traditions et des livres sacrés qu’il avait étudiés en Égypte, il rappelle les légendes indoues sur Dieu et la création , institue les prêtres ou lévites, prescrit les sacrifices et leur mode, et jette dans quelques lois civiles et religieuses les bases de la société nouvelle que ses successeurs allaient fonder.
C’est ainsi que, dénué de fables et de prodiges, rejetant surtout le rôle indigne d’elle que Moïse fait jouer à la divinité pour la réussite de ses projets, j’admets la tradition historique de la fuite des Hébreux et de leur arrivée sur la terre qu’ils devaient conquérir.
N’est-ce pas là, du reste, la légende bien simple qui pourrait s’appliquer à toutes les émigrations antiques, au berceau de toutes les anciennes civilisations?
Partout vous trouvez un législateur, un homme qui se dit l’envoyé de Dieu, et qui parvient à réunir et à dominer la masse, parle double prestige de son génie et de l’origine qu’il s’attribue. C’est ainsi que Manou, Manès, Boudha et Zoroastre sont parvenus à s’imposer et à faire croire à leurs missions.
Me dira-t-on que je substitue la fable à la fable? Non, car je ne fais que prendre les points les plus saillants de l’histoire primitive des Hébreux, qui seuls me paraissent devoir être considérés comme authentiques, repoussant seulement le mystérieux et le révélé, comme je le repousse dans l’Inde, comme je le repousse en Ëgypte, en Perse, en Grèce et à Rome, ne me reconnaissant nullement le droit d’admettre les légendes poétiques et sacrées des uns, et de rejeter celles des autres.
Ce qui fait la force de mon raisonnement, ce que nul ne pourra détruire, c’est cette unité, cette identité de rôle de tous les fondateurs de nations, puisant leur ascendant dans l’idée religieuse, qui est celle, il faut le reconnaître, qui a le plus de prise sur les intelligences naïves des peuples primitifs. Tous attribuent à Dieu leur livre de la loi ; tous règlent la vie religieuse au même titre que la vie civile ; tous divisent le peuple en castes et proclament la supériorité du prêtre; tous, enfin, après s’être annoncés comme une incarnation ou simplement un envoyé de Dieu, tiennent à entourer leur mort de mystère, ainsi que leur naissance.
L’lnde ignore quelle fut la fin de Manou.
La Chine, le Thibet et le Japon font remonter Boudha aux cieux.
Zoroastre a été enlevé par un rayon de soleil.
Et Moïse, emporté par un ange dans la vallée de Moab, disparaît aux yeux de son peuple, sans que celui-ci puisse savoir quel coin de terre recèle ses dépouilles ; et la croyance s’accrédite qu’il est retourné vers Dieu qui l’avait envoyé.
Voilà tout ce que la saine raison peut admettre sur Moïse. J’ai dit que le rôle attribué à Dieu par ce législateur était indigne de la majesté et de la grandeur de l’Être suprême ; il suffit de lire les titres des différents chapitres de la Bible sur ce sujet pour être persuadé de cette vérité. (Édition du P. de Carrières, de la compagnie de Jésus.)

Exode. — Chapitre VII. § 1. — Moïse est établi le Dieu de Pharaon. Il va trouver ce prince. La verge d’Aaron est changée devant lui en un serpent qui dévore celle des magiciens.
§ 2. — Le cœur de Pharaon s’étant endurci contre le miracle de la verge changée eu serpent, Dieu fait changer en sang toutes les eaux de l’Égypte. Les magiciens de Pharaon imitent ce prodige, et son cœur demeure endurci.
Chapitre VIII. § 1. — Dieu envoie Moïse vers Pharaon. Ce prince demeure dans son endurcissement. L’Égypte est frappée de la seconde plaie, qui est celle des grenouilles.
§ 2. — Pharaon, endurci contre la seconde plaie, est frappé de la troisième plaie, qui est celle des moucherons, et de la quatrième, qui est celle des grosses mouches.
§ 3. — Pharaon, pour être délivré de ces plaies, promet de laisser aller le peuple d’Israël; mais il change de sentiment et s’endurcit de nouveau.
Chapitre IX. § 1. — Cinquième plaie. Dieu frappe de peste toutes les bêtes des Égyptiens et épargne celles des Israélites.
§ 2. — Sixième plaie. Dieu fait jeter de la cendre en l’air, et il s’en forme des ulcères dans les hommes et les animaux par toute l’Égypte.
§ 3. — Septième plaie. La grêle et le tonnerre. Dieu en avertit Pharaon afin qu’il l’évite; mais son cœur s’endurcit de plus en plus.
§4. — Pharaon, effrayé de cette plaie, promet de laisser aller les Israélites; mais, s’en voyant délivré, il s’endurcit de plus en plus.
Chapitre X. § 1 — Dieu frappe l’Égypte de la huitième plaie, qui est celle des sauterelles ; elles dévorent tout ce que la grêle avait épargné en Égypte.
§ 2. — Le cœur de Pharaon s’étant endurci contre ces plaies, Dieu envoie la neuvième, qui est celle des ténèbres, qui couvrent toute l’Égypte. Elles portent d’abord Pharaon à consentir au départ des Israélites, mais il se rétracte bientôt et s’endurcit de nouveau.
Chapitre XI. — Prédiction de la dixième et dernière plaie dont Dieu devait frapper l’Égypte. Ordre aux Israélites d’emprunter des vases d’or et d’argent des Égyptiens.
Chapitre XII. — § 1. — Le Seigneur ordonne aux Israélites de célébrer la première pâques; il prescrit les cérémonies qu’on doit y observer.
§ 2. — Le Seigneur permet de tuer tous les premiers nés des Égyptiens et d’épargner les Israélites. Il ordonne de célébrer éternellement la mémoire de ce jour par une fête solennelle.
§ 3. — Ordre aux Israélites d’immoler l’agneau pascal, de mettre son sang sur les portes de leurs maisons (pour que l’ange exterminateur, qui allait accomplir son œuvre de mort, ne confonde pas les maisons des Hébreux avec celles des Égyptiens).
§ 4. — Le Seigneur frappe tous les premiers nés de l’Égypte. Pharaon, effrayé, presse les Israélites de quitter son pays. Ils empruntent des vases d’or et des habits des Égyptiens, et partent en grande hâte au nombre de six cent mille hommes, suivis d’une multitude infinie de petit peuple…

Arrêtons-nous là! Le coeur se soulève de dégoût et d’indignation à la vue de pareilles turpitudes, de pareilles superstitions.
Certes, si je ne m’étais dès longtemps séparé de toute admiration de parti pris, de toute croyance étroite, la lecture de ces absurdités suffirait à elle seule à m’amener au culte de la raison pure, qui me donne sur la divinité des notions si simples et à la fois si sublimes.
Voyez-vous ce Dieu manifestant sa puissance par des invasions de grenouilles et de moucherons, puis frappant un peuple entier par l’envoi de la peste et d’affreux ulcères, et en dernier lieu par le massacre de tous les premiers nés de chaque famille !
Quelle gradation du risible… à l’horrible!
Ah ! vous pouvez fouiller dans toutes les mythologies antiques, sonder les mystères de tous les Olympes, retourner les traditions obscures de tous les peuples, je vous mets au défi de rien trouver d’aussi triste, d’aussi profondément démoralisateur. Et, j’ose le dire franchement, si j’avais à choisir entre le Dieu de Moïse et le bœuf Apis, c’est ce dernier que je préférerais.
Quand il a bien décimé l’Égypte par toutes sortes de fléaux, Jéhovah couronne son œuvre par une épouvantable boucherie d’enfants… Mais ce n’est pas assez encore, il ordonne à son peuple de garder un souvenir éternel de ce haut fait, et d’en fêter l’anniversaire par des cérémonies et des chants.
Et l’esprit moderne se repaît encore de telles atrocités! J’entends déjà messieurs de Rome me traiter d’insensé et de blasphémateur !
Qui donc est l’insensé? qui donc est le blasphémateur?
Est-ce celui qui fait à Dieu une litière de sang?
Est-ce celui qui refuse de voir un bourreau dans l’éternelle puissance, l’éternelle sagesse, l’éternelle bonté?

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Moïse sauvé des eaux par la fille du Pharaon. Une des fresques de la synagogue de Doura Europos

Il a fallu que cet esclave fanatique, élevé par charité à la cour des Pharaons, fût bien persuadé de l’avilissement et de la stupidité du peuple qu’il avait soulevé, pour qu’il ait osé, en écrivant après coup l’histoire de cette révolution, l’entourer de ces ridicules horreurs.
Ceci est bien à Moïse, et il ne l’a copié nulle part. Quand nous démontrerons plus tard que les traditions bibliques ne sont que la copie altérée et mal faite des livres sacrés des Indous, nous aurons occasion de voir que ces peuples, loin de faire de Dieu un épouvantail, se plaisent à regarder comme le plus bel attribut de sa puissance la mansuétude et le pardon.
Ce fut bien un peuple de parias que Moïse entraîna dans le désert!
La veille encore, courbé sous de durs travaux et abruti par la servitude, il ne voyait dans les dieux d’Égypte que de sombres génies du mal, dont la douleur et les cris des victimes faisaient la joie, entretenu dans ces idées par les hautes castes qui le dominaient. Le peuple hébreu devint libre sans comprendre sa liberté. Aussi Moïse, pour mieux le dompter, dut-il faire de son livre un amalgame étrange de pures doctrines et de honteuses superstitions, flottant entre le souvenir affaibli des Vedas, qu’il avait entrevus dans ses études avec les prêtres, et les traditions du culte vulgaire des Égyptiens.
Il avait à diriger une nation toujours prête à revenir à ses anciennes croyances, au bœuf Apis et au veau d’or ; il dut faire la part du feu, et pour faire admettre le Dieu unique qu’il proclamait, il ne put se soustraire à la nécessité de lui faire jouer un rôle identique à celui des dieux du passé.
Ne fallait-il pas, du reste, faire croire au prodige et inspirer la terreur, pour pousser en avant ce servile troupeau que rien dans le passé ne ralliait comme nation, si ce n’est le souvenir des souffrances communes?
Moïse avait déjà pu juger de la difficulté de sa tâche, lorsqu’un jour, au pays des Pharaons, voyant deux Hébreux qui se querellaient, il dit à celui qui outrageait l’autre :
— Pourquoi frappez-vous ainsi votre frère?
Et qu’il lui fut répondu :
— Qui vous a établi sur nous pour prince et pour juge?
Est-ce que vous voulez me tuer comme vous tuâtes hier un Égyptien?
A partir de ce moment, il comprit sans doute que la révolution qu’il méditait ne serait que la partie la plus facile de sa tâche, et qu’il aurait à endurer de rudes épreuves avant de parvenir à faire un tout de ce mélange de déclassés, d’esclaves et de vagabonds.
C’est ainsi seulement que je puis comprendre la création de ce Jéhovah destructeur, qui ne se manifeste que par la menace et la vengeance, frein salutaire imposé à la licence et au murmure des mécontents.
Mais si je le comprends comme moyen au début d’une nation qui tire son origine d’une révolution servile, je ne le comprends plus et ne puis l’admettre comme croyance de l’avenir, le reléguant avec tous les autres mythes, avec tous les autres épouvantails dont se sont servis tous les fondateurs des sociétés antiques.
Qu’on ne nous parle donc plus du peuple de Dieu !
En entourant leur origine fabuleuse de meurtres et de rapines, car toujours, suivant l’ordre de Dieu, ils ravirent aux Égyptiens le plus qu’ils purent de vases d’or et de vêtements, les Hébreux ne peuvent me faire changer l’opinion que j’ai émise sur eux, qu’ils ne furent que des parias révoltés. En outre des arguments que j’ai développés, j’en trouve un dans la Bible elle-même, que je puis appeler irréfutable, à moins que, dans ces études sur le passé, le vrai ne s’admette constamment que par l’absurde.
Suivant la Chronologie judaïque, c’est en l’an 2298 que Jacob alla s’établir en Égypte avec toute sa famille, composée de soixante-dix personnes, fils, petits-fils et arrière petits-fils.
Or, toujours d’après la même autorité, c’est en 2513, c’est-à-dire deux cent quinze ans après, que les Hébreux quittent l’Égypte au nombre de six cent mille hommes, sans compter les femmes et les enfants, ce qui devait constituer pour le moins une nation de plus de deux millions d’âmes.
Est-il possible d’oser soutenir un seul instant qu’en une période de temps aussi restreinte, et malgré les durs la beurs auxquels elle fut assujettie, la descendance de Jacob ait pu se multiplier dans cette proportion, et ne serait-ce pas aller contre le bon sens que de chercher à expliquer la véracité de cette légende?
L’histoire des patriarches et de Joseph sont ou des fictions inventées par Moïse, ou, ce que je préfère croire, de vieilles traditions égyptiennes que ce législateur a recueillies, et dont il s’est servi pour prouver que la mission providentielle des Hébreux venait de loin, et que leurs ancêtres avaient déjà été les élus du Seigneur.
Je le demande avec la plus entière bonne foi, est-ce qu’il n’est pas digne d’un critique historique intelligent et libre de rejeter cet amas de prodiges et de superstitions monstrueuses qui encombrent l’origine de la nation hébraïque, et de vouloir la soumettre au moins aux lois vulgaires du sens commun ?
Nous avons rejeté les mythologies grecque et romaine avec dédain !
Pourquoi donc admettre avec respect la mythologie judaïque ?
Est-ce que les miracles de Jéhorah doivent avoir plus d’empire sur nous que ceux de Jupiter?
Est-ce que la Souveraine Sagesse, le Dieu que la conscience nous révèle, peut se retrouver dans l’un ou l’autre de ces êtres irascibles, sanguinaires, prêts à la vengeance, créés par la crédulité des peuples ?
Et puis quel est ce rôle d’orgueil et d’impudence unique dans l’histoire?
Une nation se dit la seule protégée par l’Être suprême, et elle ne sait donner à ses voisins que les plus odieux exemples de duplicité et de cruauté, et c’est au nom de Dieu qu’elle massacre les habitants des terres qui sont à sa convenance et sur lesquelles elle veut s’établir !
Esclave de la veille va-t-elle au moins abolir l’esclavage dans la société nouvelle qu’elle fonde? Non, et c’est encore par les ordres de la divinité qu’elle réduira en servitude les populations qu’elle aura vaincues.
Je ne connais pas dans le passé un peuple dont l’hypocrisie ait été plus constante et qui ait mieux su sanctifier les moyens par le but.
Que cela ne nous étonne pas. A la tête de cette théocratie, établie par Moïse sur le modèle de l’Égypte, s’est trouvé le prêtre, le lévite, et il n’a pas failli à son rôle antique de démoralisation et d’asservissement. Cet héritier du brahmanisme indou a continué, comme en Égypte et en Perse, comme dans toutes les sociétés primitives, à faire de l’Être suprême l’instrument de ses passions despotiques, à exploiter l’idée religieuse pour courber les crédules sous la capricieuse influence de sa caste.
Quand nous aurons prouvé par l’étude, dans tous ses détails, de cette société hébraïque qu’elle ne fut, elle aussi, qu’une copie de celle de Manou, ne sera-t-il pas évident que Moïse n’aura été que le continuateur de ce législateur par l’Égyptien Menès, et que sa Genèse lui aura été léguée par l’Inde ancienne au même titre que ses institutions civiles?
Nous pouvons dire que cette opinion, grâce aux recherches déjà faites sur les autres peuples du monde ancien, n’est plus un paradoxe, ce n’est que la continuation rationnelle et logique de ce grand mouvement d’influence porté aux quatre coins du globe par les émigrations venues des plateaux de l’Himalaya, influence à laquelle il est naturel de penser que les Israélites issus de l’Égypte ne purent se soustraire.
Nous allons faire une vérité de ceci en rapprochant l’oeuvre du législateur hébraïque de celle du législateur indou, et le terrain ainsi complétement déblayé, nous pourrons aborder sans crainte les origines du monde d’après les Vedas et les traditions écrites des Indous, que la Bible n’a fait que reproduire avec de bien légères modifications.
Un mot encore.
En face de ces opinions que la raison et les recherches sur les sociétés de l’ancien monde m’inspirent, il ne me paraît point dénué d’intérêt de placer les appréciations des sectaires de la compagnie de Jésus sur ces tissus de cruauté et d’impostures. On verra que jamais l’esprit de parti n’est descendu jusqu’à d’aussi misérables arguties.
Je lis, dans l’avertissement placé en tête du livre de l’Exode par le P. de Carrières :

« Ainsi les chrétiens apprennent de ce grand apôtre (saint Paul) à adorer la profondeur des jugements de Dieu dans l’endurcissement où il a abandonné Pharaon, et à admirer sa sagesse infinie, qui a su faire servir à sa propre gloire et à la manifestation de sa puissance la dureté de ce prince et l’opiniâtreté avec laquelle il a osé lui résister.
« Le même apôtre leur apprend encore à regarder le passage de la mer Rouge comme l’image de leur baptême; la manne qui tombait du ciel, comme la figure de l’Eucharistie ; la pierre d’où sortait l’eau qui suivait les Israélites dans le désert, comme la figure de Jésus-Christ qui nourrit les chrétiens durant cette vie, et qui les suit par sa grâce et par son esprit jusqu’à ce qu’ils soient entrés dans la vraie terre promise ; le mont Sinaï, comme l’image de la Jérusalem d’ici-bas ; la loi, comme un pédagogue qui ne pouvait donner la vraie justice, mais qui conduisait à Jésus-Christ, par lequel on devait la recevoir; la gloire dont le visage de Moïse éclatait, comme l’image de celle de l’Évangile; le voile dont il se couvrait, comme la figure de l’aveuglement des Juifs ; le Tabernacle, comme l’image du sanctuaire céleste; le sang des victimes, comme la figure de celui de Jésus-Christ. »

Ainsi c’est toujours pour la plus grande gloire de Dieu, suivant nos lévites modernes, que l’Égypte a été décimée par toutes sortes de fléaux, la peste et les massacres d’enfants…
Sans doute ce fut également pour la manifestation de la puissance céleste que les bûchers et les hécatombes ensanglantèrent le moyen âge. Et les victimes de la Saint-Barthélemy ainsi que les Vaudois ne furent qu’une figure des Égyptiens endurcis…
Quelles aberrations! Quel pervertissement de l’intelligence et de la morale !
Il est profondément attristant de songer que nous sommes encore obligés de compter aujourd’hui avec de pareilles superstitions, et que quatre à cinq mille ans de ruines n’ont pu conduire les peuples dans la voie de la libre pensée et de l’indépendance religieuse.
Sachons donc signaler courageusement leurs origines et leur arracher le masque dont elles se couvrent pour montrer à tous qu’elles sont uniquement l’œuvre de la faiblesse et des passions humaines.

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Extrait de : La Bible dans l’Inde. Vie de Iezeus Christna de Louis Jacolliot, A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie. Éditeurs, Paris, 1869, pp.131-154

Illustrations

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