Yavana & Nourvady ou la source des cantiques

vignette« C’est la vierge du lac de Pindhawar, qui fidèle à sa promesse vient ce soir te visiter, et sur ta natte couverte de fleurs se reposer, sa bouche sur ta bouche et son coeur sur ton coeur. » Yavana et Nourvady– Nikâra.

Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.

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Il est une vérité qui ne saurait être mise en doute aujourd’hui, c’est que l’Inde ait été l’initiatrice des peuples anciens.
Tous se rattachent à elle par leur langage, leurs mœurs, leur littérature, leurs souvenirs religieux. On sait qu’il n’est pas une expression grecque ou latine, qui ne soit dérivée du samscrit; qu’Homère n’est qu’un écho du Ramayana; que la tragédie grecque a copié la tragédie indoue, comme Racine et Corneille ont à leur tour copié Escher et Sophocle (nous publierons bientôt, dans son entier, la tragédie samscrite de Phèdre); que le panthéon mythologique de l’antiquité est issu du panthéon brahmanique; que le livre de la loi de Manou a engendré celui de Manès en Égypte, de Minos en Grèce, et que Mosés, lui a emprunté les rares préceptes moraux qui ça et là émergent de son livre de sang.
Quand les études samcrites auront complètement dégagé le passé, on verra qu’Hippocrate ne fut qu’un vulgarisateur de la médecine ancienne des temples de l’Orient, qu’Euclide et Archimède, élèves d’Alexandrie, se formèrent en Égypte, à l’étude des sciences mathématiques léguées par l’antiquité indoue.Chose étonnante, en voyant cette antiquité grecque, qui tout à coup et presque sans passé nous apparaît dans toute sa splendeur artistique, philosophique, scientifique et littéraire, jusqu’à nos jours le monde moderne ne se douta jamais qu’il y avait là l’œuvre de cinquante à soixante siècles au moins, et de plusieurs centaines de générations d’hommes. N’ayant point encore entrepris les études de linguistique et d’ethnologie, qui viennent chaque jour nous démontrer l’impossibilité de l’intuition scientifique, nous apprendre que chaque découverte n’arrive qu’à son heure, que chaque progrès est péniblement conquis par le temps et le travail les siècles derniers, ne pouvant déchirer le rideau des temps fabuleux et héroïques de l’ancienne Grèce, se laissèrent aller à une admiration sans bornes pour cette pléiade d’hommes de génie qui, dans toutes les branches, semblaient être arrivés d’un seul bond à un niveau qui,si l’on excepte les sciences exactes, sera peu dépassé par l’humanité.
Ils ne se doutaient pas que derrière Homère, Hérodote, Socrate, Platon, Eschyle, Thucydide, Protagoras, Anaxagore, Sophocle, Euripide, Aristophane, Cratinus, Sapho, Tyrtée, Phydias, Appelles, Callicrate, Zeuxis, Pharrasius, Euclide, Archimède, Hippocrate, et une foule d’autres, se trouvaient quatorze à quinze mille ans de l’ère indoue et de civilisation orientale, et que le grec était du samscrit presque pur !… Les idées religieuses se transmirent plus servilement encore, et si le panthéon vulgaire abandonné par les prêtres au culte de la foule, avec les temps, les lieux, les mœurs et les peuples, se modifièrent souvent sans cependant perdre pour cela leur cachet d’origine, il n’en fut pas de même des croyances mystérieuses, sur l’unité de Dieu et la création, réservées aux initiés du sacerdoce, qui passèrent dans toute leur pureté de la pagode aux temples, arches, tabernacles, autels; du brahme a l’hiérophante, au lévite, et au prêtre.
Et de même que la croyance se maintint dans sa simplicité et son intégrité symbolique, de même les poésies religieuses se transmirent d’âge en âge, sans qu’on osa y toucher, dans leur essence qui se rattachait au culte et aux mystères. Longtemps, les chants sacrés se conservèrent sans autres transformations que celles que la paraphrase ou la traduction dans une autre langue leur faisaient subir.
C’est ainsi que nous verrons les poètes hébraïques se constituer prophètes avec la plus grande facilité, par la paraphrase et l’imitation des chants sacrés de la haute Asie et de l’Inde, qu’ils étudièrent dans leurs voyages, ou pendant les nombreuses captivités qu’Israël dut subir.
Les rois quand ils faisaient alliance, juraient mutuellement sur leurs livres de la loi; les livres sur lesquels on avait juré s’échangeaient, et étaient précieusement conservés dans l’intérieur des temples, et je ne doute point que David et Salomon qui, les premiers, sortirent de l’orgie mosaïque pour aborder la poésie religieuse, n’aient été engagés dans cette voie, par les livres sacrés de l’Orient dont ils eurent ainsi connaissance par leurs traités avec les peuples voisins.

Couple princier

Nous ferons dans un prochain ouvrage cette vérité incontestable, lorsque nous examinerons l’œuvre des prophètes hébraïques, puisée tout entière dans les traditions de l’Orient, et que nous opposerons le texte au texte, pour tous les passages où il nous a été donné de retrouver dans l’Inde le souffle initiateur.
De même que toutes les sectes chrétiennes transmettent aujourd’hui à leurs adeptes leurs livres sacrés, avec les mêmes préceptes, les mêmes épisodes historiques et religieux, de même, toutes les religions de l’antiquité ayant puisé aux mêmes sources, transmirent aux prêtres la même Écriture sacrée, les mêmes mystères, les mêmes croyances, et à la foule les mêmes superstitions…
On ne lira pas sans intérêt le chant de Nourvady, dont nous donnons ici la traduction d’après le Nikâra.
Ce morceau, d’une poésie mi-religieuse, mi-profane, destiné à célébrer l’amour, paraît avoir été l’hymne type de l’antiquité. Vina-Sana-Iati, le poète bouddhiste l’a paraphrasé dans son ode à Sri. Zoroastre l’a imité dans l’hymne d’Yrany, et certainement Salomon n’a fait que suivre ce mouvement poétique d’imitation, lorsque pour donner à son peuple un chant d’amour, il composa le Cantique des cantiques.

Yavana & Nourvady

YAVANA :
« Voici l’heure où Ma monte de la mer dans le ciel, l’herbe divine du cousa se redresse sur sa tige embaumée, et la brise des nuits qui souffle du côté des montagnes de l’ouest vient rafraîchir la terre.
Quelle est cette ombre qui traverse les bosquets en fleurs, si doucement que la colombe n’en est point troublée dans son nid? n’est-ce pas ma bien-aimée qui vient apaiser la soif d’amour qui me dévore?
« Ma bien-aimée est vierge et pure; nul n’a cueilli les premières fleurs de son printemps, aucun homme n’a vu son visage, et dans tout le pays de Madura, nulle oreille n’a frémi du murmure de sa voix!
Là-bas, dans la forêt consacrée, sur les bords du lac couvert de lotus, est la maison de ma bien-aimée; quand elle délie son pagne pour l‘ablution du matin et du soir, les esprits des eaux sont jaloux de sa beauté.
« Ses yeux sont plus doux que ceux de la génisse qui reflètent la mer et les cieux, sa bouche est plus suave que le parfum d’Oupacarma, et le miel d’Imaüs est moins embaumé que le souffle qui s’échappe de ses lèvres.
« Sa taille est souple comme celle d’un jeune lys qui s’élève au-dessus des buissons incultes, sa démarche a la grâce de la jeune gazelle qui bondit autour de sa mère, sa voix ressemble à la musique céleste du ciel d’Indra qu’on entend dans les rêves.
Au murmure du ruisseau, au chant du boulboul, à la plainte du ramier, elle m’a dit: C’est ce soir que je quitterai la maison de mon père, pour venir reposer sur ton sein.
« Où donc est-elle? j’ai couvert ma natte de fleurs pour recevoir le pagne blanc de la vierge, Ma s’avance rapidement dans le ciel, l’ombre des éléphants tombe à l’est, et je n’entends pas le bruit de ses pas.
Vents qui traversez les mers, aquilons qui soufflez sur les plaines de sable, douces brises de la nuit qui faites parler les feuilles des bois, dites : n’avez-vous pas vu ma bien aimée, qui peut la retenir loin de moi?
Quelle est cette ombre qui traverse les bosquets en fleurs, si doucement que la colombe n’en est point troublée dans son nid? N’est-ce pas ma bien-aimée qui vient apaiser la soif d’amour qui me dévore?

NOURVADY.
« Voici l‘heure où Ma monte de la mer vers le ciel, l’herbe divine du cousa se redresse sur sa tige embaumée, et la brise des nuits qui souffle du côté des montagnes de l’ouest vient rafraîchir la terre.
« Quel est ce bruit qui traverse les bosquets en fleurs, si doucement que la colombe n’en est point troublée dans son nid? Ah ! c’est la voix de mon bien-aimé qui m’appelle auprès de lui.
« J’irai et je m’étendrai à ses côtés sur sa couche couverte de fleurs, car ma bouche a soif de ses baisers, et le premier il déliera le pagne de la virginité, et ma taille ploiera sous l’étreinte de son bras robuste. Je t’aime, ô mon bien-aimé, et j’accours près de toi, comme le fidèle ramier qui revient sur la branche qui porte son amour et ses petits.
« Je dormais, et la voix de mon bien-aimé est venue frapper à ma porte; c’est l’heure propice, et j’ai parfumé ma tunique, mes cheveux et mon corps, et je suis partie malgré les bruits sinistres qui frémissaient dans l’air, et murmuraient dans les eaux, malgré la rosée de la nuit…
« Dites-moi, jeunes vierges du Pindhawar, et vous, femmes du Valdahor, dites-moi si vous connaissez mon bien aimé ? Sa taille est plus droite que celle du palmier, ses cheveux plus abondants que les tiges de nelly dans les rizières.
« Son regard est amoureux comme celui de la gazelle, ses lèvres brûlent quand elles s’appuient sur mon sein; qu’il est beau et que son amour est enivrant. J’irai dans les jardins et je tresserai des couronnes de fleurs pour orner sa chevelure.
« Ses lèvres distillent un baume plus pur que celui de l’amrita, son regard m’a blessée au cœur, sa voix est douce et sonore comme celle du jeune éléphant, et je languis depuis le jour où, le voyant passer, je le distinguai parmi tous les jeunes hommes et l’appelai par son nom.
Et voilà qu’une voix s’est mise à chanter dans mon cœur, que mes flancs ont tressailli d’aise, que ma poitrine a bondi, et que la jeune vierge a vu s’écouler les premières larmes de l’amour et de la fécondité!
« Et j’ai dit à mon bien-aimé: j’irai ce soir près de toi, et le pagne blanc de la vierge s’étendra sur ta natte en fleurs; il doit m’attendre, et sa vue réjouira mon âme, et ses baisers calmeront le délire de mon cœur.
« Vous, qui me voyez courir dans la nuit, esprits des eaux qui présidez aux rosées bienfaisantes, ne me demandez point où va ma pensée, où se dirigent mes pas, quel est le but de mes désirs?
« Entendez-vous ce bruit qui traverse les bosquets en fleurs, si doucement que la colombe n’en est point troublée dans son nid ? Ah! c’est la voix de mon bien-aimé qui m’appelle auprès de lui !…

YAVANA.
Est-ce toi, Nourvady, qui, fidèle à ta promesse, viens me visiter ce soir, et sur ma natte couverte de fleurs, te reposer, ta bouche sur ma bouche et ton cœur sur mon cœur?

NOURVADY.
C’est la vierge du lac de Pindhawar, qui, fidèle à sa promesse vient ce soir te visiter, et sur ta natte couverte de fleurs se reposer, sa bouche sur ta bouche et son cœur sur ton cœur.

YAVANA.
Que tu es belle, ô ma bien-aimée, que tu es belle! que ta taille est souple et flexible; tes seins qui bondissent d’amour sont comme deux blanches colombes qui battent de l’aile dans leur nid.

NOURVADY.
Que tu es beau et que tu es fort, ô mon bien-aimé! tout en toi est souple et robuste, je suis comme la liane qui s’enroule autour du puissant sandal et qui s’imprègne de son parfum.

YAVANA.
« Ta bouche est un nectar dont mes lèvres s’enivrent, comme l’abeille fait d’une fleur. Comme ton beau corps frémit sous mon étreinte, que ton amour est délicieux!

NOURVADY.
« Mes oreilles n’entendent plus les bruits de la terre, l’obscurité de mes yeux est complète; que me fait le jour, que me fait la vie, que me font les fleurs, que me font les fruits! Que me fait le soleil, l’oiseau qui chante dans les bois, les grands fleuves qui roulent leurs cours vers la mer, que me fait la nature entière ! J’aime et je meurs d’amour dans les bras de mon bien-aimé!

YAVANA.
« Écoute, Nourvady, ô ma bien-aimée, ma compagne, laisse ta tête reposer sur mon bras, enivre-moi d‘amour, ne regrette point ta maison et tes jeunes sœurs, en toi vient d’éclore une nouvelle vie… Que tu es belle, ô ma bien-aimée!

NOURVADY.
« Je n’entendais point et tu as ouvert mes oreilles, je ne voyais point et tu as ouvert mes yeux, mon cœur était muet et tu l’as fait parler. Ô mon bien-aimé, mon époux, je suis à toi et je te prodiguerai mon amour, tant que bêleront les agneaux, tant que les arbres porteront des fruits!
Tant que Gangea roulera vers la mer ses flots argentés, tant que Sourya éclairera le monde et que Brahma régnera au séjour céleste. » Nikâra (hymnes).

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Nous n’avons pu rendre aussi bien que nous l’eussions désiré cette poésie étrange, figure admirable de l’amour universel qui remonte aux premiers âges du monde, et que les rapsodes indous chantent encore aujourd’hui dans les cérémonies de mariage des hautes castes, en se faisant donner la réplique par une bayadère.
Cet hymne appartient à l’âge patriarcal, et c’est sûrement un des premiers morceaux rythmés que composa le poète inconnu qui découvrit l’art de cadencer sa pensée. À ce titre, il devait trouver place ici. Qu’on le compare au Cantique des cantiques de Salomon, et qu’on veuille bien les lire tous les deux en dehors de tout esprit de secte et de toute idée religieuse, et l‘on reconnaîtra que le chant indou est de beaucoup supérieur à l’autre, et comme charme poétique, et comme allégorie, et comme netteté d’idées.
C’est la même fiction, l’union de l’homme et de la femme par l’amour, que tous les peuples anciens, à l’imitation de l’Inde, ont chantée dans un hymne spécial et conservé avec un égal respect dans leurs livres sacrés.
Il est une faiblesse qui nous vient de notre genre d’éducation, dernier reste de la tradition du moyen âge, dont nous nous sommes défaits en matière de sciences exactes, mais qui résiste encore sur le terrain philosophique religieux et littéraire : c’est l’admiration en masse, l’admiration de convention !…
Combien trouvez-vous d‘hommes, je ne dis pas qui aient lu, – il y en a peut-être un certain nombre, – mais qui aient étudié le Cantique des cantiques?… Bien peu, je vous assure.
Et cependant il n’en est pas un qui, interrogé à l’improviste sur le mérite de ce chant poétique, ne réponde par les exclamations d’usage: splendide ! sublime !…
Eh bien, j’ose affirmer que ce chant biblique, dont on fait un si rare morceau, n’est qu’un recueil de versets chantés dans les fêtes publiques par différents groupes, composant et se renvoyant séance tenante ces stances, ainsi que cela se pratique encore dans tout l‘Orient.
Je n’ai que le temps de dégager l’idée dans le cadre restreint de ce volume; il y a là, pour qui connaît les mœurs orientales, un magnifique sujet d’études sur les mœurs poétiques de toute l’Asie.
Il y a dans ces contrées, dont un ardent soleil développe toutes les imaginations, deux sources poétiques bien différentes d’où émanent, d’un côté, la poésie sacrée et héroïque, et de l’autre, la poésie vulgaire.
La poésie sacrée et héroïque, éclose à l’ombre des temples, se compose de morceaux religieux et historiques concourant à faire un ensemble, bien que chaque épisode, souvent même chaque page, ait eu un auteur différent. Tels sont les védas, le Ramayana, l’llliade, la Bible, et chez les Scandinaves, les eddas.
Là le chant est bien rythmé, et l’idée se développe dans un ordre logique, malgré la longueur apparente de certains récits épisodiques qui étaient dans l’esprit du temps.
C’est une oeuvre de poète, et, ne s’y livraient, dans l’intérieur des pagodes et des temples, que ceux qui avaient reçu le souffle inspiré.
La poésie vulgaire n’a pas la même origine, tout homme est poète en Orient, si l’on peut appeler poésie l’exagération du sentiment rendu par l’exagération de l’expression.
Le domestique de la plus infime caste que vous renvoyez, s’il a regret de vous quitter, au lieu de vous dire simplement qu’il s’en va avec peine… prendra immédiatement le soleil, la mer, les montagnes à témoin qu’avant huit jours il sera mort de regrets. Il est de bonne foi quand il parle ainsi.
Ajoutez a une pareille organisation l’ignorance la plus complète de toutes choses, dans laquelle les prêtres les ont tenus à toutes les époques, et vous comprendrez que les orientaux ne peuvent être réunis à quinze ou à vingt sans organiser des chœurs poétiques, avec quatre à cinq groupes qui, chacun leur tour, scandent en nazillant un couplet sur un sujet donné, cela leur tient lieu de conversation…
Il arrive dans ce cas, bien que le sujet adopté domine toujours l’ensemble, que les stances n’ont entre elles aucun rapport d’idées, chaque groupe va de son côté et, sans perdre de vue le sujet semble le développer à sa manière.
Survient-il une comparaison, une idée poétique, qui séduit tout le monde, tous les groupes les reprennent à leur tour et les reproduisent en variant la forme.
Un exemple pour donner à ma pensée une forme plus sensible :
Je me trouvais un jour aux environs de Trichnopoli, dans un village dont le chef venait d’avoir un fils, une nombreuse assistance était réunie sous la vérandah de la maison, et les groupes s’étaient organisés à la veillée; l’événement du jour fut naturellement le sujet de la composition. Voici le sens de quelques strophes du début :

1er Groupe.
« Avez-vous entendu les cris de douleur qui partaient de la maison de Ramsamy-Modely? mais il y a eu aussi des cris de joie, car l’enfant qui fait pleurer la mère réjouit la famille.

2e Groupe.
« La douleur et la joie, c’est la vie et la mort, c’est l’enfance et la vieillesse, c’est l’hiver et le printemps : la joie est fille de la douleur !

3è Groupe.
« Savez-vous d’où viennent les fleurs, savez-vous qui féconde les grains de mil et de riz, savez-vous d’où viennent les sources où se désaltère le voyageur?

4è Groupe.
« Savez-vous le nom de sa mère, n’est-elle point fille de Sina-Tamby ? Qu’elle était belle lorsqu’elle reçut à son cou le tali du mariage, elle jouait encore avec ses compagnes, et voilà maintenant qu’elle a produit un fils.

5è Groupe.
« Les heures vont devenir mauvaises, les esprits des eaux commencent à s’agiter dans la nuit; femmes, où êtes-vous? Avez-vous tracé devant la porte et sur le chemin, les signes qui conjurent les mauvais présages?

1er Groupe.
« L’herbe magique du cousu, croit le long des étangs sacrés, c’est sur elle que fut couché le fils de Devanaguy la vierge; femmes, avez-vous cueilli de cette herbe, pour entourer la natte du nouveau-né?… etc. »

 

Nous bornons là notre citation: on peut voir par ce simple aperçu, le chemin que fait en peu de temps ce genre de poésie dans le domaine de la fantaisie.
Ce chant qui se continua fort avant dans la nuit, par une série d’association d’idées vagabondes, effleure. Les sujets les plus curieux, il y eut même un couplet en l’honneur des assistants étrangers… Le propre de ce genre de poésie est, que l’on peut à son gré, après les avoir écrits, bouleverser tous les couplets, les changer de place, sans rendre le morceau ni plus obscur ni plus clair. Ainsi que nous l’avons dit, une idée générale plane sur l’ensemble, mais rien ne relie les strophes entre elles.
Le Cantique des cantiques, est une improvisation dans ce genre, dont Salomon a pu diriger les chœurs, mais on aura beau lui donner du sublime, on ne lui enlèvera pas son cachet, on ne l’empêchera point d’appartenir à la poésie vulgaire de l’Orient, qui possède des centaines de morceaux, ni meilleurs ni plus mauvais que celui-là.
Vous pouvez prendre toutes les strophes de l’hymne hébraïque, les mélanger ensemble, commencer la lecture par le commencement, par le milieu ou par la fin, vous ne changerez rien au sens: l’idée de l’union des sexes par l’amour, domine le tout, mais il n’est pas deux strophes qui aient un accord logique entre elles.
Quatre à cinq groupes au moins, ont concouru à composer le Cantique des cantiques, et il suffit de lire attentivement ce morceau de poésie pour voir que chaque groupe l’a traité en entier à sa manière, mais sous l’inspiration des mêmes idées, ce qui fait que ce cantique n’est qu’un composé de quatre ou cinq chants différents sur le même sujet.
Il serait facile et curieux en même temps de restituer à chaque groupe ce qui lui appartient, et de reconstituer le chant primitif, en faisant pour l’ensemble, le travail suivant que nous ne faisons qu’indiquer pour une comparaison qu’un seul auteur n’eût point répétée quatre fois dans le même morceau.

1er Groupe.
« Je t’ai comparée, ma bien-aimée, à ce jeune coursier du char de Pharaon. Tes joues sont belles comme le plumage de la colombe, ton cou brille comme les pierreries.

2è Groupe.
« Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle; tes yeux sont les yeux de la colombe… Tes joues sont comme la grenade et brillent à travers ton voile.

3è Groupe.
« Ses yeux sont doux comme les colombes qui reposent sur les bords des fleuves.
Ses joues sont comme un vase d’aromates artistement mélangée.

Le Groupe.
« Que tu es belle, ô ma bien-aimée; ma colombe est unique, elle est parfaite…
Ses joues sont comme la grenade et brillent à travers son voile…

Ceci pourrait se faire pour le morceau tout entier, en en tirerait quatre chants complets entre-croisant leurs strophes et leurs réponses, ou se pouvant chanter séparément.
Deux exaltant les Charmes et la beauté de la bien-aimée, et deux célébrant les attraits, la force et la grâce du bien-aimé.
Le peu de netteté et de logique qu‘on remarque dans ces comparaisons, accuse également l’origine vulgaire de cet hymne :
« Ses joues sont comme un vase d’aromates… moi, je suis comme une muraille, et mon sein est comme une tour… Tes dents sont comme des brebis qui sortent du lavoir…, etc. »
Presque toutes les images sont de cette force, et il faut être facile à l’hyperbole pour voir dans ce morceau le chef-d’œuvre de la poésie…
Hymne, à la divinité, invocations et prières, légendes patriarcales, toutes ces inventions de l’Inde ancienne, que nous venons d’étudier, ne sont pas seulement puissantes par le souffle poétique, elles témoignent à chaque pas d’un amour ardent pour Dieu, d’un respect profond pour la morale, qu’aucune époque n’a depuis jamais éprouvé à un égal
degré.

Illus

Le rêve

Le chant d’amour d‘Yavana et Nourvady, nous montre que les poètes du temps patriarcal, suivant la recommandation de Manou, savaient être chastes, jusque dans la peinture des passions les plus ardentes, et que ce n’est point l’Inde qui donna le signal de la décadence poétique par la description de scènes licencieuses ou contre nature.
– Même après la révolution religieuse accomplie par les brahmes, alors que pour faire oublier au peuple la perte de son indépendance et les pures traditions de ses ancêtres, ses dominateurs le pousseront aux jouissances matérielles : la poésie érotique, quoiqu’un peu plus accentuée du côté des sens, restera digne et chaste dans l’image et l’expression ; elle quittera les temples et les hymnes d’amour symbolique pour les chants de la nature, et inspirera la poésie grecque.
Elle chantera les fleurs, les parfums, la beauté, les joies et les tristesses de la nature, avec une délicatesse de tous que nul poète ne dépassera dans l’avenir; mère à la fois d’Anacréon, de Tibulle et d’Horace, elle imprimera sur le monde un cachet poétique au moins égal à la trace puissante que laisseront, d’un autre côté, les sciences morales, philosophiques et religieuses.
Alors que tout l’effort de la poésie hébraïque n’arrive qu’à chanter l’amour matériel avec de ces expressions, qu’on ose à peine citer, détaillant grossièrement les seins, les cuisses et toutes les beautés cachées de la bien-aimée;.. la poésie indoue, dans ses plus grandes audaces, n’aura pas un mot, pas une comparaison qui puisse blesser la pensée.
Il faut le dire à l’honneur de ces populations de l’Indoustan, qui débutèrent dans la vie par un rigorisme que les stoïciens eurent de la peine à égaler, les vices honteux qui furent les plaies de l’Égypte et d’Israël, que la Grèce poétisa, que Sapho chanta à Lesbos qui firent de Socrate, suivant l’expression de Boileau, le très-équivoque ami du jeune Alcibiade, et qui encore aujourd’hui rongent l’Arabie, l‘Afrique et une partie de l’Asie, leur furent et leur sont encore complètement inconnus.
L’Inde conserva le culte de la femme et de la beauté, et ne souilla jamais le naturel.
Aussi ne saurait-on trouver dans l’immense trésor poétique que nous a légué cette admirable contrée, une seule de ces pièces, qu’un homme et une femme ne sauraient lire ensemble, et qui déparent l’œuvre d’Anacréon et de Sapho.
– Et si Virgile lui-même, le doux Virgile, a chanté les amours du pasteur Corydon et du jeune Alexis à une époque où il n’existait plus de berger même en Arcadie; on peut être assuré que le cygne de Mantoue n’a point puisé son inspiration dans les traditions poétiques que les itala (en samscrit, hommes de basses castes) avaient apporté – de la haute Asie.
De cette honnêteté de mœurs, sortirent une série d’églogues, d’idylles et de poésies amoureuses, qui servirent de modèles à la poésie légère d’Athènes et de Rome qui leur emprunta ce qu’elles eurent de plus tendre et de plus délicat.
La plupart des chants d’Anacréon et de Tibulle, s’étaient conservés par la tradition, et furent simplement recueillis et traités à nouveau par ces poètes, que Ronsard et les poètes de la Renaissance imitèrent à leur tour. »
En terminant cette revue trop rapide, des premiers temps de l’Inde, qui demanderaient à être étudiés par plusieurs générations d’indianistes pour être révélés dans toute leur splendeur. On nous saura gré de donner la traduction d’une des plus charmantes églogues du poète Viradj-Sdata et d’une fable de Casyappa. Après la poésie religieuse des prières et des légendes, après l’hymne à l‘amour éclos dans l’intérieur des pagodes et qui se chantait comme une image de l’amour du créateur pour la nature. On ne nous accusera point de sortir de notre sujet si nous accordons ici une petite place à la poésie profane.
Par ce côté encore, nous prouverons une fois de plus que l’Inde a été l’Alma parens, de toutes les nations de l’antiquité.

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Extrait de : Les fils de Dieu de Louis Jacolliot, Albert Lacroix et Cie Éditeurs, Paris, 1973, pp. 167-181.

Illustrations :

Couple princier :
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Le rêve
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