Lettre de Théodore Tiffereau aux députés de la Seine

vignette« Le véritable adepte doit être indépendant. L’Alchimie ne te donnera pas la fortune corporelle; elle te donnera une fortune plus durable, une fortune que les malheurs ne peuvent ébranler, la fortune spirituelle. » Jollivet Castello, Comment on devient alchimiste


En 1888, un patriote français nommé Ciprien-Théodore Tiffereau adressa un courrier d’une quarantaine de pages aux députés de la Seine après avoir écrit, en vain, aux sénateurs en début de l’année et aux membres de la Commission du budget en juin. En mars 1885 il s’était permis d’écrire à Marcellin Berthelot de l’Institut, qui n’a pas non plus daigné lui répondre.
Ce Tiffereau n’était pas pourtant un inconnu du monde scientifique puisqu’il avait présenté en tout six mémoires à l’Académie des sciences entre 1853 et 1854. Les 4 premiers portent sur l‘idée que « les métaux sont des corps composés », et les deux derniers sur la transmutation des métaux. Ces mémoires ont par la suite été publiés en 1857. Tiffereau était aussi membre dans la catégorie « Maîtres chargés de la direction active des travaux des élèves » de l’Association alchimique de France dont Jollivet Castello [1], était l’un des membre fondateurs et le secrétaire général.Dans la lettre aux députés de la Seine, publiée en 1888 également, elle porte pour titre « Les métaux sont des corps composés. Production artificielle de l’or ». Arrivés à ce niveau, les lecteurs devinent sans doute l’enjeu de ce courrier. Tiffereau demande aux représentants du peuple de faciliter ses tâches et il met à la disposition de l’État français ses connaissances et son art. Tiffereau est un homme très débrouillard, il a beaucoup d’idées et invente bien des procédés lui permettant de vivre sans parler de son métier de photographe auquel il s’était formé pour avoir une couverture lui facilitant de voyager partout au Mexique. Passionné par la formation de l’or, il n’a pas hésité à traverser l’Atlantique pour aller voir sur place l’exploitation des mines d’or et d’autres métaux. Ce voyage lui a appris à fabriquer de l’or artificiel mais à une échelle expérimentale.
Comme c’est un patriote il ne voulait pas que ses connaissances partent ailleurs pour enrichir un pays étranger. Mais pour fabriquer de l’or à l’échelle industrielle il a besoin des fonds que les gens haut placés pourraient débloquer. C’est la raison pour laquelle il s’est adressé aux députés de la Seine en expliquant son parcours, ces misères et ses espoirs.

Paris, le 1er Mai 1888.

A Messieurs les Députés de la Seine.

Messieurs,

Par différentes lettres que vous connaissez, je me suis adressé, à Messieurs les Membres de la Commission du Budget, puis à Messieurs les Sénateurs et Députés, les priant de me donner leurs concours et leur appui pour faire prendre en considération ma demande relative à l’or artificiel.
Je crois aujourd’hui devoir demander, tout particulièrement l’appui des représentants de notre grande ville des lumières. C’est pourquoi je viens m’adresser à vous, persuadé que vous tiendrez à honneur de favoriser et de faire accepter comme découverte nationale celle dont j’ai déjà eu l’honneur de vous entretenir en même temps que Messieurs les représentants des deux chambres.
Il me serait facile de le faire prendre par une société particulière si mon patriotisme ne me faisait craindre qu’elle tourne au profit d’une nation voisine, qui en profiterait au détriment de la France: car, Messieurs, vous ne doutez pas, j’en suis persuadé, que la production de l’or artificiel devenu à l’état pratique sera la source d’une immense fortune au profit de la nation à qui en reviendra l’honneur.
Il est vrai que le fait de produire de l’or artificiel, de faire de l’or, a contre lui l’incrédulité des siècles et la plaisanterie; ce qui fait que personne n’ose en parler ni même s’arrêter à en entrevoir le résultat avec toutes ses conséquences.
Pour chasser de votre pensée toute idée de charlatanisme ou autre chose de ma part permettez-moi, Messieurs, de vous faire ici un résumé très succinct de mon existence depuis 1842 jusqu’à aujourd’hui. Vous verrez que toute ma vie a été consacrée au travail et à des recherches dont plusieurs ont profité à mon pays.
Électeur à Grenelle depuis 1848, je suis assez connu dans mon arrondissement pour que vous puissiez vous assurer de l’exactitude de ce que je vais avancer.
Je vais diviser mon travail en deux parties :
D’abord mon voyage au Mexique consacré à l’étude des mines et des placers et de la transformation qui s’opère pour la composition de l’or ; ensuite mon retour en France, la continuation de mes études sur l’or, et mes autres travaux jusqu’à aujourd’hui.

Voyage au Mexique

Élève et préparateur de l’éminent M. Leloup, directeur et professeur de physique et de chimie à l’École Professionnelle Supérieure de Nantes, je m’adonnai surtout à l’étude des métaux et, convaincu que cette partie des sciences chimiques offrait, un champ immense à moissonner pour un homme d’observation, je résolus d’entreprendre un voyage d’exploration au Mexique, cette terre classique des métaux précieux, et au mois de Décembre 1842, je m’embarquai à Bordeaux sur le trois mats « Lannais ».
(…)

Les jours de la semaine et les planètes correspondantes en alchimie

En partant de France j‘avais décidé de cacher mes travaux secrets sous l’abri d’un art nouveau, le Daguerréotype. Je m’étais muni à Bordeaux, avant mon départ, des appareils et produits nécessaires. Mais je n’avais aucune expérience de ces appareils, je dus donc, avant de rien entreprendre, me familiariser à leur manipulation. Ce n’est qu’au bout de deux mois environ que j’ai pu obtenir des résultats à peu près satisfaisants : j’étais sauvé, je n’avais qu’à me mettre en route et à travailler.
Sous le couvert de ma nouvelle industrie je pus parcourir en tous sens ces immenses contrées qui, depuis, ont tant fixé les regards du monde.
De Mazatlan, je m’embarquai d’abord pour Guaymas et me dirigeai ensuite sur Hermosillo, Urès, Oposura et Arispé, tirant partout le meilleur profit possible de mon Daguerréotype. Rendu en cette dernière ville, la sûreté devenait de moins en moins grande pour m’aventurer plus loin, seul avec un guide au milieu de tribus sauvages.
(…)
Après quelques jours de repos, je résolus de retourner à Mazatlan par terre en visitant la province de Sinaloa, une des plus riches en métaux précieux du Mexique. Je visitai successivement: Alamos, district de mines le plus important, que je trouvai en deuil à la suite de l’extermination par les indiens d’une armée de jeunes volontaires appartenant aux principales familles; El Fuerté, où le fleuve charrie de l’or, je vis là une montagne de sulfure de fer en décomposition, où l’on venait chercher le sulfate de fer tout cristallisé et de l’alun pour la teinture; puis Sinaloa, Culiacan et Cozala et enfin j’arrivai à Mazatlan.
Lors de mon passage à Saint-Ignacio près Culiacan, j’examinai une nouvelle mine de sulfure d’argent qu’on venait de découvrir. Mon attention s’est surtout portée sur certaines parties de sulfure rougeâtres et désagrégées ayant l’apparence de la rouille. Les mineurs Mexicains appellent cette substance « quija de oro » (mines d’or), puis près de Cosala, je visitai la mine d’argent de Gonzalez qui contient beaucoup d’or; elle est peu profonde, elle se trouve dans le voisinage de sources sulfureuses chaudes.
J’ai mis plus de deux ans à visiter ces deux provinces qui ont une étendue plus grande que la France.
Après un nouveau séjour à Mazatlan, je partis pour Guadalajara, ville importante où je m’installai pour travailler et approfondir par des expériences le résultat de mes recherches. Je pus me procurer là, tous les acides et ustensiles nécessaires et me livrer tout entier à mes essais.
C’est en étudiant les gisements des métaux, leurs gangues leurs divers états physiques, c’est en interrogeant les mineurs et comparant leurs expressions (Ceci est bon et mûr, ceci est mauvais et n’est pas encore passé à l’état d’Or), que j’acquis la certitude que les métaux subissent dans leur transformation certaines lois, certains âges inconnus mais dont les résultats frappent l’esprit de quiconque les étudie avec soin. Une fois placé à ce point de vue, mes recherches devinrent plus ardentes, plus fructueuses; peu à peu la lumière se fit et je compris l’ordre dans lequel je devais commencer mes travaux.
Guadalajara étant devenu mon centre d’opération, je rayonnais tout autour, dans les différentes contrées pouvant m’intéresser, revenant toujours à mon point de départ, opérant toujours sur des quantités de plus en plus grandes. C’est ainsi que j’ai visité: St-Juan de Los Lagos où se tient tous les ans pendant quinze jours une foire importante; Colima, pays des volcans en ignition et des tremblements de terre continuels; Guanajuato, contrée de mines importantes. Après cinq ans de recherches et de labeurs, je réussis enfin à produire quelques grammes d’or parfaitement pur.
Il m’est impossible de vous dire l’immense joie que je ressentis en touchant au but si désiré.
Dès lors je n’eus qu’une pensée fixe: rentrer en France et faire profiter mon pays de ma découverte.

Revenu en France

Les résultats que j’avais obtenus dans mes excursions ne laissaient pas de me tourmenter, il me tardait de pouvoir continuer mes expériences à mon aise. Après quelques mois de repos je réunis le petit capital que j’avais pu constituer au Mexique grâce a mon Daguerréotype, et je vins à Paris où j’espérais pouvoir me procurer toutes les ressources nécessaires. Je m’installai dans un petit logement au quatrième étage, rue de Vaugirard, en face le Luxembourg. Mon premier soin fut de constater à nouveau les propriétés de mon or sans trouver de différence avec celui des mines. A défaut de laboratoire je faisais mes expériences sur mon balcon dans des conditions tout à fait désavantageuses.
Les défectuosités dans lesquelles j’opérais ne me permettaient pas d’arriver à un bon résultat et avec mes faibles ressources, il ne m’était pas possible d’y remédier. Prévoyant alors ce qui m’arriverait si je n’avais pas une assez prompte réussite, je sacrifiai une partie de mon avoir pour me créer des ressources.
A Paris, je ne pouvais guère compter sur mon Daguerréotype qui m’avait été au Mexique d’un grand secours. Je commençai par faire mon sablier compteur à l’usage de la photographie puis un gazomètre servant d’aspirateur et de cuve. En voulant remplacer dans mon compteur le sable par l’eau je découvris le siphon flotteur, et dans une petite brochure j’en fis connaître ses applications à l’industrie. Pour prouver la régularité de son écoulement je construisis une horloge hydraulique en cristal qui figura avec succès aux cours de M. Delaunay, à la Sorbonne. Mon sablier compteur me permit seul de gagner quelque argent; de mon gazomètre et de mon horloge je ne pus tirer aucun avantage n’ayant pas pu obtenir qu’on en fît un rapport ce qui m’en aurait facilité la vente.
Ayant alors à ma charge mon père devenu vieux et un jeune frère, mes ressources s’épuisèrent vite et mes affaires ne prospéraient pas, je ne pouvais pas rester dans cette situation, Je m’adressai à mon ancien professeur, M. Leloup qui me recommande auprès de M. Ferdinand Favre, sénateur, et je fus présenté à un homme haut placé qui me procura les fonds pour poursuivre mes expériences sur l’or, que j’avais été obligé de suspendre.
A la tête de ces nouvelles ressources je me croyais sauvé, je louai à Passy une maison où je fis construire un laboratoire et je me mis au travail. Mais bientôt après vint le coup d’État qui mit un temps d’arrêt, puis les dispositions changèrent; on allégua que mes expériences devenaient trop coûteuses et j’ai dû donner congé de la maison que je venais de louer. Je vins alors à Grenelle rue du Théâtre, d’où je n’ai plus quitté, et je continuai mes recherches; mais les fonds m’ayant été complètement supprimés je dus encore une fois les abandonner pour me livrer à un travail qui me permit de vivre. Je me remis alors à mes sabliers compteurs, et comme ce travail n’était pas assez rémunérateur j’y joignis ma première industrie: je fis des portraits.
Tout en me créant une situation pour subvenir à mes besoins de tous les jours, je n’oubliais pas mon or, et en 1853, je le présentais à l’Académie des sciences, accompagné de plusieurs mémoires sur ma découverte, j’espérais qu’on aurait fait un Rapport sur le fait que je présentais, ce qui m’aurait permis de trouver d’autres fonds pour continuer mes expériences, mais les conséquences de ce que je présentais comme vrai apportaient des perturbations telles dans les théories admises alors que Messieurs les membres de l’Académie ne voulurent pas s’y arrêter et me conseillèrent de m’adresser à la Société d’Encouragement, ce que je m’empressai de faire, et vous savez quel en fut le résultat.
Pour atteindre mon but j’avais tout sacrifié sans obtenir de résultat. À bout de ressources, tous mes meubles saisis, je pris la résolution de ne plus compter que sur moi; j’abandonnai mes expériences pour me livrer tout entier au travail de mes sabliers et à faire des portraits ; il me fallait reconstituer un capital.
(…)

La genèse des métaux selon les alchimistes

Mes ateliers de Grenelle, devenant bientôt insuffisants je fis construire sur tout mon jardin une salle d’attente et une galerie qui, partant de la rue, présentait une vue intérieure d’une profondeur de trente mètres avec des portraits exposés de chaque côté.
A partir de ce moment j’étais sauvé, j’avais fait de la publicité; ma maison était connue, ma clientèle augmentait considérablement, je vis venir chez moi toutes les personnes du quinzième arrondissement qui allait avant chez les photographes en renom de Paris, tels que : Legros au Palais-Royal et Bertrand rue Dauphine; j’eus aussi beaucoup de clients du Gros—Caillou, de Chaillot., Passy, Auteuil, Montrouge et Plaisance.
(…)
Dans cet intervalle je me suis marié; le 23 Juin 1861.
Mon succès avait fait des envieux, trois concurrents vinrent s’établir à Grenelle, l’un en face de chez moi les deux autres dans le quartier. Mais ma maison était connue ils ne purent pas lutter et je continuai de progresser.
J’avais commencé à réaliser un petit capital, mes affaires marchaient admirablement quand arrivant à fin de bail, mon propriétaire doubla mon loyer sans vouloir passer un nouveau bail. Je dus accepter cette nouvelle charge, très lourde pour moi, mais exposé chaque jour à recevoir congé ou à voir augmenter mon loyer, je résolus de profiter de la première occasion pour sortir de cette situation. C’est alors que j’achetai, tout près de chez moi, un terrain sur lequel je fis construire une maison de quatre étages appropriée à mon établissement. C’était une bien grosse affaire avec le modeste capital dont je disposais; il a fallu tout mon courage et toute mon activité pour faire face aux échéances et maintenir ma maison en présence de la concurrence toujours croissante.
Dans le but d’augmenter mes bénéfices j’avais monté une troisième maison rue Boileau, à Auteuil en face d’un établissement qu’on construisait pour une exposition permanente qui n’aboutit pas. Cette affaire n’a pas été heureuse, j’y restai trois ans faisant à peine mes frais.
Vint ensuite la guerre de 1870, qui paralyse quelque temps mes affaires. Ne pensant plus faire de photographie je m’occupai d’un appareil respiratoire permettant de nager sous l’eau et destiné à la défense nationale. J’y ai apporté, depuis, de grands perfectionnements.
Après la guerre je recommençai mes travaux habituels ; ma photographie prit un nouvel essor, je fis un album de toutes les notabilités du quinzième arrondissement, ce qui ne contribua pas peu à augmenter ma clientèle.
Enfin en 1884, me sentant fatigué et désirant suivre sans interruption mes expériences, je cédai, dans le courant de juillet, mon établissement à mon opérateur.
La photographie étant devenue ma principale ressource, j’avais dû négliger mon autre industrie, le sablier, sans cependant l’abandonner complètement: j’avais toujours continué à fournir mes principaux clients notamment le ministère de la Marine. Tout en négligeant la vente de cet appareil je n’ai pas cessé de chercher à y apporter des améliorations, et après quarante ans de recherches je viens enfin de trouver le moyen de remplacer le sable par un liquide ingelable et fonctionnant en vase clos.
Mon établissement de photographie cédé et ne faisant de sabliers que les quelques commandes qui me venaient de mes anciens clients, je résolus de reprendre mon travail sur l’or et de le conduire à bonne fin. En 1885, j’écrivais à M. Berthelot la lettre que vous connaissez, quand la fatalité me fit rencontrer un de ces gens, comme il en existe malheureusement trop à Paris, et je vis disparaître en bien peu de temps non seulement l’argent que je destinais à la continuation de mes expériences, mais aussi la plus grosse partie de ma fortune. Je me suis trouvé par suite forcé de renoncer à ce que j’avais de plus cher, à ce qui avait fait l’objet des préoccupations de toute ma vie.
C’était peut-être trop de témérité et d’audace de ma part que de vouloir entreprendre seul une œuvre aussi colossale, dont les conséquences
seraient incalculables, mais les résultats de mes premières expériences me permettent de croire à la réalisation de mon désir, et les quelques essais de plus en plus significatifs que j’ai encore faits  depuis, au fur et à mesure que mes faibles ressources me l’ont permis, me laissent croire que je touche mon but, et que pour l’atteindre il ne me manque plus que les moyens.
Trouvant en ma découverte un très grand intérêt national je me suis adressé à mon pays en écrivant d’abord à Messieurs les Membres de la Commission du Budget, puis à Messieurs les Sénateurs et Députés. Je Viens aujourd’hui insister plus particulièrement auprès de vous, Messieurs, pour que vous me veniez en aide.

À Suivre

Extraits de :
T. Tiffereau, Les métaux sont des corps simples. Production artificielle de l’or,
Paris, Imprimerie A. Quelquejeu,  1888, pp. 7-20.

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Notes :

[1]. Alchimiste et auteur de plusieurs ouvrages sur l’alchimie :
Comment on devient Alchimiste. Traité d’Hermétisme et d’Art Spagyrique, Chamuel, Paris, 1897.
La Vie et l’Ame de la Matière. Essai de Physiologie chimique. Etudes de Dynamochimie, Société d’Editions Scientifiques, Paris, 1894.
L’Hylozoïsme, l’Alchimie, les Chimistes unitaires, Chamuel, Paris, 1896.
L’Attraction Moléculaire, Annuaire des Sciences Populaires, Paris, 1895.

Illustrations :

Alchimie-semaine, genèse des métaux :
http://www.fulcanelli.info/

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