Les fakirs

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« De même que l’âme est enfermée dans le corps ;
« Que l’amande est cachée par son enveloppe ;
« Que les nuages voilent le soleil ;
« Que les vêtements dérobent la vue du corps;
« Que l’œuf est comprimé par sa coque ;
« Et que le germe se repose dans l’intérieur de la graine,
« De même la loi sacrée, a son corps, son enveloppe, ses
nuages, ses vêtements, sa coque, qui la dérobent à la connaissance
de la foule.
« Tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, tout ce qui a été dit, se trouve dans les védas. Mais les védas n’expliquent pas les védas, et ils ne peuvent être compris, que quand la main du gourou les a dépouillés de leurs vêtements, a dissipé les nuages qui voilent leur céleste lumière. »
Agrouchada-Parikchai
(compendium philosophique des spirites indous).


Juste un mot sur les fakirs avant de laisser la parole à notre auteur indianiste Louis Jacolliot qui présente le parcours et la vie d’un brahmane de la naissance à la mort dans la première partie de l’ouvrage dont nous avons extrait les passages ci-dessous. Les fakirs sont dans la tradition des brahmanes les initiés du premier degré « après avoir passé vingt ans de leur vie, macérant leur corps par le jeune et les privations de toute nature, assouplissant son intelligence par les prières, les invocations et les sacrifices» mais qui ne seront pas initiés du second degré. Il faut vingt ans pour passer d’un degré à un autre quand on réussit, et il y en a trois sans parler des vingt ans après.

Il n’est pas un européen qui n’ait entendu parler de l’habileté extraordinaire des fakirs indous, que l’on désigne vulgairement par les noms de charmeurs ou de jongleurs. Ils se prétendent investis d’un pouvoir surnaturel; voilà la croyance de tous les peuples de l’Asie.
Aux récits de leurs faits et gestes dans nos contrées, on entend ordinairement répondre : Adressez-vous à vos prestidigitateurs, ils vous en montreront tout autant.
Pour mettre le lecteur à même d’apprécier le bien fondé de cette opinion, il nous paraît indispensable d’indiquer comment opèrent les fakirs. Voici des faits que nous affirmons et qui ne seront contredits par aucun voyageur.
1° Ils ne donnent pas de représentations publiques dans des lieux où la réunion de plusieurs centaines de personnes rend tout contrôle impossible ;
2° Ils ne sont accompagnés d’aucun assistant ou compère, suivant l’expression usitée ;
3° Ils se présentent dans l’intérieur des demeures, complètement nus, n’ayant par pudeur qu’un petit morceau de toile un peu plus large que la main ;
4° Ils ne connaissent ni les gobelets, ni les sacs enchantés, ni les boîtes à doubles fonds, ni les tables préparées, ni aucun des mille et un objets nécessaires à nos escamoteurs européens.
5° Ils n’ont absolument rien autre en leur possession qu’une petite baguette de jeune bambou à sept nœuds, grosse comme la tige d’un porte-plume, qu’ils tiennent dans la main droite, et un petit sifflet long d’environ trois pouces, qu’ils attachent à une des mèches de leurs longs cheveux, car n’ayant ni vêtement, ni poches par conséquent, pour le placer, ils seraient obligés de le tenir constamment au bout des doigts.
6° Ils opèrent, à la volonté de la personne chez laquelle ils se sont rendus, assis ou debout, et suivant les cas, sur la natte en rotin du salon, sur la dalle en marbre, en granit ou en stuc de la véranda, ou sur la terre nue dans le jardin.
7° Quand ils ont besoin d’un sujet, pour développer leurs phénomènes de magnétisme et de somnambulisme, ils acceptent n’importe lequel de vos domestiques que vous leur indiquez, et agissent avec la même facilité sur un Européen s’il veut bien s’y prêter.
8° Si un objet quelconque leur est nécessaire, instrument de musique, canne, papier, crayon, etc., ils vous prient de le leur fournir.
9° Ils recommencent autant de fois que vous le voulez leurs expériences sous vos yeux, pour vous permettre de les contrôler.
10° Enfin ils ne vous demandent jamais de salaire, se bornant à accepter l’aumône que vous leur offrez pour le temple dont ils dépendent.
Pendant les longues années que j’ai sillonné l’Inde en tous sens, je puis affirmer n’avoir jamais vu un seul fakir qui ait cherché à éluder une seule de ces prescriptions.
Il ne nous reste qu’à nous demander si le plus en vogue de nos escamoteurs consentirait à se priver de ses accessoires et à agir dans les mêmes circonstances?
La réponse ne serait pas douteuse.
Sans en rien conclure, sur les causes et les moyens, nous nous bornons à constater.

Nous recueillons sans ordre les faits que nous avons observés, tels qu’ils sont consignés dans nos notes, nous bornant à les grouper d’après les divisions que nous avons adoptées pour rendre plus claire la classification indoue.
Ce que nous appelons force spirite est nommé par les Indous arla-ahancârasya, ou force du moi.
J’habitais Pondichéry, capitale de nos établissements du Carnatic depuis plusieurs années déjà, lorsqu’un matin, entre onze heures et midi, mon dobachy — valet de chambre— vint m’annoncer qu’un fakir demandait à me rendre visite.
J’avais quitté l’Europe sans avoir la moindre idée des phénomènes que les spirites attribuent à leurs médiums. J’ignorais jusqu’aux principes sur lesquels repose cette foi que je croyais nouvelle, et que je sais aujourd’hui aussi vieille que les temples de l’Inde, de la Chaldée et de l’Égypte, car toutes les religions ont commencé par la croyance aux esprits et aux manifestations extérieures, qui sont la source de la révélation prétendue céleste. Je n’avais pas même vu un simple guéridon s’agiter sous l’imposition des mains; les exagérations de croyance aux invisibles, dont les adeptes convaincus accompagnaient toujours leurs récits, ressemblaient tellement aux extases, aux apparitions mystérieuses et à tout l’arsenal du catholicisme, que l’idée n’avait pu me venir, rationaliste acharné, ce que je suis encore, d’assister aux expériences dont on s’occupait de tous côtés avec une véritable passion.
Quant aux fakirs indous, je les prenais pour de simples prestidigitateurs que je faisais remercier chaque fois qu’ils se présentaient.
Cependant, entendant toujours parler de leur habileté merveilleuse, je voulus savoir une bonne fois à quoi m’en tenir à ce sujet.
L’Indou ayant été introduit, je me rendis auprès de lui, sous une des vérandahs intérieures de mon habitation.
Je fus frappé de sa maigreur. Il avait le visage décharné d’un ascète, et ses yeux, qui paraissaient à demi éteints, me donnèrent une sensation que j’avais déjà ressentie en regardant les yeux glauques et immobiles des grands squales de l’Océan.
Il s’était, en m’attendant, accroupi sur la dalle de marbre.
Dès qu’il m’aperçut, il se leva lentement, et, s’inclinant les deux mains au front, il murmura ces paroles :
Saranai aya (salut respectueux, seigneur), c’est moi, Salvanadin-Odéar, fils de Canagarayen-Odéar. Que l’immortel Vischnou veille sur tes jours.
Salam [1] Salvanadin-Odéar, fils de Canagarayen-Odéar, puisses-tu mourir sur les bords sacrés du Tircangy [2], et que cette transformation soit pour toi la dernière .
— Le gourou de la pagode, poursuivit l’Indou, m’a dit ce matin : Va-t’en glaner au hasard, comme les oiseaux le long des rizières, et Ganèsa, le Dieu qui protège les voyageurs, m’a conduit vers ton habitation.
— Sois le bienvenu.
— Que désires-tu de moi?
— On prétend que tu as la faculté de communiquer le mouvement aux corps inertes, sans le secours du toucher ; je serais désireux de te voir accomplir cette merveille.
— Salvanadin-Odéar n’a pas ce pouvoir; il évoque les esprits qui viennent lui prêter leur assistance.
— Eh bien, que Salvanadin-Odéar évoque les esprits, et me montre leur puissance.
A peine avais-je prononcé ces mots, que le fakir s’accroupit de nouveau sur la dalle, en plaçant son bâton à sept nœuds entre ses jambes croisées.
Il me pria de lui faire donner par mon dobachy sept petits pots pleins de terre, sept minces tiges de bois de la longueur de deux coudées, et sept feuilles empruntées à n’importe quel arbre.
Lorsque ces différents objets eurent été apportés, sans y toucher lui-même, il les fit placer sur une ligne horizontale, à environ deux mètres de son bras étendu ; et enjoignit à mon domestique d’enfoncer une tige de bois dans chaque pot de terre, et de garnir chaque tige de bois d’une feuille d’arbre percée dans le milieu.
Chaque feuille descendit le long de la tige verticale et s’abattit sur le pot en guise de couvercle. Ceci fait, le fakir leva les mains jointes au-dessus de la tête, et je l’entendis prononcer distinctement, en langue tamoule, l’évocation suivante :
« Que toutes les puissances qui veillent sur le principe intellectuel de vie (kche’tradjna) et sur le principe de la matière (boûtatoma) me protègent contre la colère des pisatchas (esprits mauvais), et que l’esprit immortel qui a trois formes (mahatatridandi— la trinité) ne me livre pas à la vengeance de Yama. »
En terminant, il étendit les mains dans la direction des vases de terre, et resta immobile comme en extase… De temps en temps ses lèvres s’agitaient comme s’il continuait une invocation occulte, mais aucun son ne parvenait à mes oreilles.
Je suivais toute cette mise en scène avec un indicible sentiment de curiosité, et le sourire aux lèvres, sans me douter de ce qui allait se passer.
Tout à coup il me sembla qu’un vent léger venait doucement agiter ma chevelure et fouetter mon visage, comme ces rafales de brises du soir qui circulent dans l’air, sous les tropiques, après le coucher du soleil. Et cependant les larges rideaux en paille de vétivert qui garnissaient les espaces vides entre les colonnes de la vérandah restaient immobiles.
Je crus à une erreur de sensation, mais le phénomène se renouvela plusieurs fois de suite.
Au bout d’un quart d’heure environ, sans que le fakir eût quitté sa position, les feuilles de figuier commencèrent à monter insensiblement le long des tiges de bois qui les retenaient captives, et à s’abaisser de même.
Je m’approchai, et me mis à suivre le mouvement qui se continuait, avec la plus vive attention. C’est avec une certaine émotion, je dois le dire, que je constatai l’absence complète de tout lien de communication visible entre l’Indou et les feuilles.
Je passai et repassai plusieurs fois dans l’espace qui séparait le charmeur des pots de terre, et aucune interruption ne se produisit dans l’ascension et la descente des feuilles.
Ayant demandé alors à visiter l’appareil, ce qui me fut accordé sans hésitation, j’enlevai les feuilles des tiges, les tiges des pots, et vidai sur la dalle toute la terre contenue dans les récipients. Puis, ayant sonné le cousicara — cuisinier, — je me fis apporter de l’office, sept verres à pied, et du jardin de la terre et des feuilles nouvelles. Je partageai moi-même une canne de bambou en sept morceaux, et j’arrangeai le tout comme il avait été fait précédemment, en le plaçant à environ quatre mètres de distance du fakir, qui m’avait contemplé pendant toute l’opération, sans faire ni réflexion ni mouvement.
— Crois-tu, dis-je alors à ce dernier, que les esprits qui l’assistent puissent continuer à agir maintenant. ?
L’indou ne répondit rien, et se contenta d’étendre les bras comme il l’avait fait précédemment.
Cinq minutes s’étaient à peine écoulées, que les feuilles s’agitèrent de nouveau et recommencèrent leur mouvement le long des tiges de bambou.
Je fus stupéfait, et l’on peut avouer qu’il y avait de quoi légitimer le plus indicible étonnement.
Je ne me tins pas cependant pour battu, et, après avoir demandé au fakir si les vases et la terre étaient nécessaires à la production du phénomène, sur sa réponse négative, je fis percer sept trous dans une planche et y plaçai les tiges de bambou.
En peu de temps les mêmes faits que je venais d’observer se reproduisirent avec la même régularité.
Pendant deux heures j’essayai de vingt manières différentes, le résultat fut le même.
J’en étais à me demander si je n’étais pas sous le coup d’une puissante action magnétique, lorsque le fakir me dit :
— N’as-tu rien à demander aux invisibles avant que je me sépare d’eux ?
— Je ne m’attendais pas à cette question, mais comme j’avais entendu dire que les médiums européens se servaient d’un alphabet pour leurs prétendues conversations avec les esprits, j’expliquai le fait à l’indou, et lui demandai comment la communication pourrait s’établir à l’aide d’un pareil moyen.
— Il me répondit textuellement : « Interroge, comme tu le voudras, les feuilles resteront immobiles quand les esprits n’auront rien à te dire; elles monteront, au contraire, le long de leurs tiges, quand elles auront à te faire connaître la pensée de ceux qui les dirigent. »
J’allais tracer à la hâte un alphabet sur une feuille de papier, lorsque je m’avisai d’un autre expédient. J’avais un jeu de lettres et de chiffres en cuivre, incrustés sur des dés de zinc, dont je me servais pour imprimer sur les livres de ma bibliothèque mon nom et un numéro d’ordre ; je les jetai pêle-mêle dans un petit sac en toile, et le fakir ayant repris sa position d’évocation, je pensais à un ami mort depuis près de vingt ans, et me mis à extraire un par un les numéros et les lettres.
En prenant chaque carré de zinc, je regardais la lettre ou le chiffre énoncé tout en observant les feuilles pour surprendre leur moindre mouvement.
Quatorze dés étaient déjà sortis sans que rien d’extraordinaire se fût produit, lorsque à l’apparition de la lettre A, les feuilles s’agitèrent, et, après avoir gagné rapidement le sommet des tiges, retombèrent immobiles sur la planche où étaient fixés les morceaux de bambou.
Je n’ai pas à cacher l’émotion que je ressentis, en voyant cette ascension de feuilles, concorder avec l’apparition de la première lettre du nom de mon ami.
Lorsque le sac fut vide, je lui confiai de nouveau lettres et chiffres et continuai l’opération. J’obtins successivement lettre par lettre, chiffre par chiffre, la phrase suivante :
Albain Brunier, mort à Bourg-en-Bresse (Ain), 3 janvier 1856. Nom, date, pays, tout était exact ; je sentis le sang m’affluer au cerveau en lisant et relisant ces mots, qui me miroitaient d’une façon étrange devant les yeux.
Le coup était d’autant plus rude que je n’avais nulle idée de ce genre de phénomènes, que je n’étais point préparé à les voir. J’avais besoin de me retrouver avec moi-même, de réfléchir en liberté, et je renvoyai le fakir sans poursuivre mes observations ce jour-là, lui faisant promettre de revenir le lendemain à la même heure.

(À suivre)

Extraits de :
Louis Jacolliot, Le spiritisme dans le monde, E. Flammarion Éditeurs, Paris, 1892, pp. pp. 234-243.

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Notes :
[1]. Ces deux expressions Saranai et Salam sont employées indifféremment entre Indous de même caste, entre Indous de castes différentes, celui de la classe la plus élevée a seul droit au Saranai.
[2]. Fleuve du sud de l’Indoustan, près de Vilmoor, aussi sacré que le Gange.

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Illustrations:

Fakir

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