Naissance de l’homme : Adima – Héva – L’île de Ceylan (Srilanka)

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« Nulle part ici-bas on ne voit une action quelconque (accomplie) par un homme sans désir : car tout ce qu’on fait a pour mobile le désir. » (Les lois de Manou)

Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.

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Promenez-vous dans toute la pointe orientale de l’Inde et dans l’île de Ceylan, où la tradition s’est conservée, dans toute sa pureté, interrogez l’Indou dans son humble paillote, ou le brahme dans le temple, tous vous rediront cette légende de la création de l’homme, telle que nous allons la relater ici d’après le Véda. Dans le Bagaveda-Gita, Christna la rappelle en quelques paroles à son disciple et fidèle collaborateur Ardjouna, et à peu près dans les mêmes termes que les Livres sacrés.
Les passages entre guillemets sont de simples traductions du texte.
La terre était couverte de fleurs, les arbres ployaient sous les fruits, des milliers d’animaux prenaient, leurs ébats dans les plaines et dans les airs, les éléphants blancs se promenaient paisiblement sous l’ombrage des forêts gigantesques, et Brahma comprit que le moment était venu de créer l’homme qui devait habiter ce séjour.
Il tira de la grande âme, de la pure essence un germe de vie, dont il anima deux corps qu’il fit mâle et femelle, c’est-à-dire propre à la reproduction, comme les plantes et les animaux, et il leur donna l’ahancara, c’est-à-dire la conscience et la parole, ce qui les rendit supérieurs à tout ce qui avait déjà été créé, mais inférieurs aux Devas et à Dieu.
Il distingua l’homme par la force, la taille et la majesté, et le nomma Adima (en sanscrit le premier homme).
La femme reçut en partage la grâce, la douceur et la beauté, et il la nomma Héva (en sanscrit ce qui complète la vie).
En effet, en donnant une compagne à Adima, le Seigneur complétait la vie qu’il venait de lui donner, et en posant ainsi les hases de l’humanité qui allait naître, il proclamait l’égalité de l’homme et de la femme sur la terre et dans le ciel.
Principe divin qui a été plus ou moins méconnu par les législations anciennes et modernes, et que l’Inde n’abandonna que par l’influence délétère des prêtres, lors de la révolution brahmanique.
Le Seigneur donna alors à Adima et à sa femme Héva l’antique Taprohane des anciens, l’île de Ceylan, pour habitation, île bien digne par son climat, ses produits et sa splendide végétation, d’être le paradis terrestre, le berceau du genre humain.
C’est encore aujourd’hui la plus belle perle de la mer des Indes.

« Allez, leur dit-il, unissez-vous, et produisez des êtres qui seront votre image vivante sur la terre, des siècles et des siècles après que tous serez revenus à moi. Moi, seigneur de tout ce qui existe, je vous ai créés pour m’adorer pendant toute votre vie, et ceux qui auront foi en moi partageront mon bonheur après la fin de toutes choses. Enseignez cela à vos enfants; qu’ils ne perdent jamais mon souvenir, car je serai avec eux tant qu’ils prononceront mon nom. »
Puis il défendit à Adima et à Héva de quitter Ceylan, et il continua en ces termes : « Votre mission doit se borner à peupler cette île magnifique, où j’ai tout réuni pour votre plaisir et votre commodité, et à répandre mon culte dans le cœur de ceux qui vont naître. Le reste du globe est encore inhabitable ; si plus tard le nombre de vos enfants s’accroît tellement que ce séjour ne soit plus suffisant pour les contenir, qu’ils m’interrogent au milieu des sacrifices, et je ferai connaître ma volonté. »
Ceci dit, il disparut.
« Alors Adima se retournant vers sa jeune femme, il la regarda!… Son cœur bondit dans sa poitrine à la vue d’une aussi parfaite beauté… Elle se tenait debout devant lui, souriant dans sa virginale candeur, palpitante de désirs inconnus; ses grands cheveux se déroulaient en se tordant autour de son corps, enlaçant dans leurs spirales capricieuses et son pudique visage et ses seins nus que l’émotion commençait à soulever.
« Adima s’approcha d’elle, mais en tremblant. Au loin le soleil allait disparaître dans l’océan, les fleurs des bananiers se relevaient pour aspirer la rosée du soir; des milliers d’oiseaux au plumage varié murmuraient doucement au sommet des tamariniers et des palmistes; les lucioles phosphorescentes commençaient à voltiger dans les airs, et tous ces bruits de la nature montaient jusqu’à Brahma, qui se réjouissait dans sa demeure céleste.
« Adima se hasarda alors à passer la main dans la chevelure parfumée de sa compagne ; il sentit comme un frisson parcourir le corps d’Héva, et ce frisson le gagna…. Il la saisit alors dans ses bras et lui donna le premier baiser, en prononçant tout bas ce nom d’Héva, qui venait de lui être donnée… « Adima! » murmura doucement la jeune femme en le recevant… Et chancelante, éperdue, son beau corps se ploya sur les bras de son époux …
« La nuit était venue , les oiseaux se taisaient dans les bois; le Seigneur était satisfait, car l’amour venait de naître, précédant l’union des sexes.
« Ainsi l’avait voulu Brahma, pour enseigner à ses créatures que l’union de l’homme et de la femme sans l’amour ne serait qu’une monstruosité contraire à la nature et à sa loi. »
« Adima et Héva vécurent pendant quelque temps dans un bonheur parfait; aucune souffrance ne venait troubler leur quiétude, ils n’avaient qu’à étendre la main pour cueillir aux arbres les fruits les plus savoureux, ils n’avaient qu’à se baisser pour ramasser le riz le plus fin et le plus beau.
« Mais un jour une vague inquiétude commença à s’emparer d’eux : jaloux de leur félicité et de l’œuvre de Brahma, le prince des Rakchasas, l’esprit du mal, leur souffle des désirs inconnus. — Promenons-nous dans l’île, dit Adima à sa compagne, et voyons si nous ne trouverions pas un lieu plus beau encore que celui-ci.

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Adam et Eve, Wenzel Peter XIXe siècle. Musée du Vatican.

« Héva suivit son époux; ils marchèrent pendant des jours et des mois, s’arrêtant au bord des claires fontaines, sous les multipliants gigantesques qui leur cachaient la lumière du soleil… Mais, à mesure qu’ils avançaient, la jeune femme se sentait saisie d’une terreur inexplicable, de craintes étranges. — Adima, disait-elle, n’allons pas plus loin ; il me semble que nous désobéissons au Seigneur.
N’avons-nous pas déjà quitté le lieu qu’il nous a assigné comme demeure ?
« — N’aie point peur, répondit Adima, ce n’est point là cette terre horrible, inhabitable, dont il nous a parlé.
« Et ils marchaient toujours. …»
« Ils arrivèrent enfin à l’extrémité de l’île de Ceylan ; en face d’eux, ils virent un beau bras de mer peu large, et de l’autre côté une vaste terre qui paraissait s’étendre à l’infini ; un étroit sentier formé de rochers qui s’élevaient du sein des eaux unissait leur île à ce continent inconnu.
« Les deux voyageurs s’arrêtèrent émerveillés : la contrée qu’ils apercevaient était couverte de grands arbres; des oiseaux aux mille couleurs voltigeaient au milieu du feuillage. — Voilà de belles choses, dit Adima, et quels bons fruits ces arbres doivent porter ! allons les goûter, et si ce pays est préférable à celui-ci, nous y planterons notre tente.
« Héva, tremblante, supplia Adima de ne rien faire qui pût irriter le Seigneur contre eux. — Ne sommes-nous pas bien en ce lieu ? Nous avons de l’eau pure, des fruits délicieux, pourquoi chercher autre chose ?
« — Eh bien ! nous reviendrons, dit Adima. Quel mal peut-il y avoir à visiter ce pays inconnu qui s’offre à nos yeux ?
« Et il s’approcha des rochers. Héva le suivit en tremblant.
« Il prit alors sa femme sur ses épaules et se mit à traverser l’espace qui le séparait de l’objet de ses désirs.
« Dès qu’ils eurent touché la terre, un bruit épouvantable se fit entendre; arbres, fleurs, fruits, oiseaux, tout ce qu’ils apercevaient de l’autre bord disparut en un instant; les rochers sur lesquels ils étaient venus s’abîmèrent dans les flots ; seuls quelques rocs aigus continuèrent à dominer la mer, comme pour indiquer le passage que la colère céleste venait de détruire. »
Ces rochers qui s’élèvent dans l’océan Indien, entre la pointe orientale de l’Inde et l’île de Ceylan, sont encore aujourd’hui connus dans le pays sous le nom de Palam Adima, c’est-à-dire Pont d’Adam.
Lorsque les Vapeurs qui se rendent en Chine et dans l’Inde ont dépassé les Maldives, le premier point de la côte indoue qu’ils aperçoivent est un sommet bleuâtre souvent couronné de nuages, et qui s’élève majestueusement du sein des eaux. C’est du pied de cette montagne que, suivant la tradition, le premier homme partit pour aller aborder sur la côte de la grande terre.
Depuis les temps les plus reculés cette montagne porte le nom de Pic d’Adam, et c’est encore sous ce nom que la science géographique moderne la désigne.
Fermons cette parenthèse pour continuer notre récit.
« La végétation qu’ils avaient aperçue de loin n’était qu’un mirage trompeur, suscité par le prince des Rackchasas pour les amener à la désobéissance.
« Adima se laissa tomber en pleurant sur le sable nu ; mais Héva vint à lui et se jeta dans ses bras en lui disant :
— Ne te désole point; prions plutôt l’Auteur de toutes choses de nous pardonner. »
Comme elle parlait ainsi, une voix se fit entendre dans la nue, qui laissa tomber ces mots : « — Femme, tu n’as péché que par amour pour ton mari, que je t’avais commandé d’aimer, et tu as espéré en moi. Je te pardonne, et à lui aussi à cause de toi ! Mais vous ne rentrerez plus dans ce lieu de délices que j’avais créé pour votre bonheur. Par votre désobéissance à mes ordres, l’Esprit du mal vient d’envahir la terre… Vos fils, réduits à souffrir et à travailler la terre par votre faute, deviendront mauvais et m’oublieront. Mais j’enverrai Vischnou, qui s’incarnera dans le sein d’une femme, et leur apportera à tous l’espoir de la récompense dans une autre vie, et le moyen, en me priant, d’adoucir leurs maux.
« Ils se levèrent consolés, mais désormais ils durent se soumettre à un dur labeur, pour obtenir leur nourriture de la terre. » (Ramatsariar, récits et commentaires sur les Védas.)

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Dieu demande des comptes à Adam et Ève, Adam et Ève chassés du Paradis.

Quelle grandeur et quelle simplicité dans cette légende indoue, et en même temps quelle logique !
Le rédempteur Christna naîtra d’une femme pour récompenser Héva de n’avoir ni désespéré de Dieu, ni eu l’idée du premier péché, dont elle ne fut complice que par affection pour celui que le Créateur lui avait ordonné d’aimer.
Cela est beau et consolant !
Voilà la véritable Eve, et on conçoit qu’une de ses filles puisse être plus tard la mère d’un rédempteur.
Pourquoi le maladroit copiste de la Genèse hébraïque n’a-t-il point su transcrire cette version sans la tronquer?
Est-ce par oubli, est-ce avec intention que la femme a été chargée par Moïse de tout le poids de la faute originelle ?
Nous n’hésitons pas à dire que c’est intentionnellement, et par une lâche déférence aux mœurs de son époque, que ce législateur a faussé l’ancienne tradition de l’Orient.
Nous donnerons au chapitre suivant le motif de cette opinion.

Que dire de cette légende?
Quelque séduisante qu’elle paraisse, la raison doit la repousser aussi bien dans la religion indoue que dans l’idée chrétienne.
On ne peut prêter de telles faiblesses à Dieu, et croire que pour une simple désobéissance de nos premiers parents, il a pu condamner l’humanité entière, innocente, au mal et à la souffrance.
Cette tradition est née d’un besoin.
Les premiers hommes, en voyant leur faiblesse, leur nature composée d’instincts bons et mauvais, en face de toutes les douleurs qu’ils avaient à supporter, au lieu de maudire Dieu qui les avait créés, préférèrent rechercher dans une faute primitive la raison de leur situation misérable. De là cette faute originelle que l’on retrouve dans toutes les croyances des différents peuples du globe, et même chez les tribus sauvages de l’Afrique et de l’Océanie.
Peut-être aussi n’est-ce qu’un souvenir de la vie facile et heureuse des anciens habitants du globe, à une époque où la terre, moins chargée d’hommes, donnait en abondance et sans travail toutes les choses nécessaires à la subsistance.

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Extrait de La Bible dans l’Inde. Vie de Iezeus Christna de Louis Jacolliot, A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie. Éditeurs, Paris, 1869, pp. 231-238

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Illustrations :

– Adam & Eve :
http://seekyefirst.info/before-the-fall/

– Dieu, Adam & Eve
http://www.crdp-strasbourg.fr/

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