Les fakirs – suite

vignette« Les jouissances temporelles passent comme un songe; la beauté se flétrit comme une fleur; la vie la plus longue disparaît comme un éclair; notre existence est comparable à une de ces bulles qui se forment sur la Surface de l’eau. » Sagesse indienne

Il fut exact au rendez-vous.

Nous recommençâmes la même série d’expériences, qui réussirent aussi bien que la veille.

Mon émotion première, parfaitement compréhensible dans le milieu où elle s’était produite, avait disparu ; mais je n’avais pas fait un seul pas vers les croyances au merveilleux et aux évocations. Je me bornai à formuler en moi-même cette supposition:

« Si ce n’est pas charlatanisme pur, influence magnétique ou hallucination, qui doivent surtout être regardés comme les causes de ces faits…, peut-être y-a-t-il là une force naturelle dont les lois sont encore inconnues, qui permet à celui qui la possède d’agir sur des objets inanimés et de traduire votre pensée comme le télégraphe qui met en communication deux volontés sur deux points opposés du globe. »

Ayant passé une partie de la nuit à réfléchir sur ce point, après avoir, dans une première séance fait reproduire tous les phénomènes du jour précédent, je priai le fakir de les recommencer, et je soumis ma conduite à l’opinion toute supposée que je venais de me faire.

Ainsi, tout en demandant aux forces de transmission du fakir, de me répéter la communication de la veille, je me mis à changer, dans ma pensée, l’orthographe du nom, en m’appuyant sur chaque lettre, et j’obtins la variante suivante : Halbin Pruniet, mort, etc..

Je dois ajouter cependant qu’ayant voulu faire changer le nom de la ville et la date de l’événement, je n’y pus parvenir ce jour-là, et que la transmission persista à se faire ainsi: Mort à Bourg-en-Bresse (Ain), le 3 janvier 1856.

Pendant quinze jours, je fis revenir le fakir, qui se prêta à toutes mes exigences avec le plus entier dévouement, et mes expériences varièrent de la manière suivante.

Je persistai à ne pas sortir de la première transmission que j’avais reçue, voulant m’assurer d’une manière formelle de la possibilité d’influencer complètement les différents termes de cette communication.

Tantôt j’obtins des changements dans les lettres composant le nom, de façon même à le rendre méconnaissable. Tantôt les modifications portèrent sur la date du jour, du mois et de l’année, mais il me fut impossible d’obtenir la moindre altération dans le nom de la ville, qui me fut toujours exactement transmis :

Bourg-en-Bresse,

J’en conclus — toujours dans le sens de l’opinion supposée d’après laquelle je me dirigeais, et en admettant qu’il y eût là réellement une force naturelle, qui mettait le fakir en communication avec moi et avec les feuilles —que je ne pouvais peut-être pas isoler suffisamment ma pensée de l’orthographe véritable de tous les mots de la phrase.

A plusieurs époques différentes je renouvelai les mêmes tentatives, avec des sujets différents et je n’arrivai pas à un meilleur résultat.

Si d’un côté les phénomènes matériels se reproduisaient d’une façon pour ainsi dire constante, de l’autre il y avait des variations non moins persistantes dans les traductions de pensées. Variations qui tantôt étaient voulues par moi, et tantôt au contraire paraissaient en opposition avec ma volonté.

Dans la dernière séance que me donna le Fakir, il fit baisser, avec une simple plume de paon, le plateau d’une balance, alors que le plateau opposé était surchargé d’un poids de quatre-vingt kilos; par la seule imposition des mains, une couronne de fleurs voltigea dans les airs, des sons vagues et indéfinis traversèrent l’espace, et une main aérienne traça dans l’air des caractères phosphorescents. A cette époque je n’accordais pas même aux deux derniers de ces phénomènes le bénéfice du doute,… il n’y avait là pour moi que pure fantasmagorie. Aussi n’ai-je pas trouvé dans mes notes, le récit exact des faits de cette séance. J’en parlerai plus loin avec tous les détails qu’ils comportent à l’occasion d’autres charmeurs qui les reproduisaient également.

En résumé : sur les faits matériels purs, je puis dire que je ne me suis jamais aperçu de la moindre supercherie, et que j’ai tout soumis au plus sévère contrôle pour la prévenir.

Quant aux faits psychologiques, en éloignant toute hypothèse d’intervention surnaturelle, et en supposant simplement une communication fluidique entre l’opérateur et l’assistant, je dois déclarer que je n’ai personnellement obtenu rien de fixe, rien d’invariable.

Voilà quelles furent mes premières observations à Pondichéry.

Mes fonctions judiciaires, et la spécialité de mes études sur l’Inde ancienne, ne me laissèrent pas le temps de les continuer, surtout en présence du résultat affirmatif, il est vrai, sur les phénomènes matériels, mais dubitatifs et instables sur la transmission de la pensée entre deux êtres éveillés, mais en communication prétendue fluidique.

Il y avait peut-être lieu de chercher à étudier cette force matérielle, et en admettant qu’elle existât, d’essayer de la dégager de l’apparat et de la mise en scène dont s’entourent les charmeurs pour frapper l’imagination des masses ? A chacun son œuvre, je n’ai pas cru devoir m’en charger, occupé autre part, ainsi que je viens de le dire, par mes devoirs professionnels, et mes recherches sur les primitives sociétés de l’Asie.

Cependant, tout en me désintéressant du fait, je pris l’habitude de mettre à part, au cours de mes études, tout ce qui regardait la doctrine des pitris, ou sectateurs des esprits dans la pensée de publier plus tard tout ce que j’aurais rencontré sur cet étrange sujet, qui va peut-être passionner le monde occidental autant que le vieux monde asiatique.

A partir de ce jour je notai également tous les phénomènes matériels à l’aide desquels les fakirs affirment leur prétendue puissance, car il me parut que le récit de ces faits serait le corollaire de l’exposition de la doctrine.

Bien que j’aie tenu à me renfermer dans le rôle de l’historien, j’ai voulu dans ce chapitre relater la seule tentative sérieuse que j’aie faite, pour me renseigner sur cette force dont les fakirs paraissent être en possession, force qui les mettrait en communication, d’après eux, avec les invisibles, ce que certains esprits de notre époque et même des meilleurs prétendent possible. Il m’a semblé que je devais répondre à cette pensée du lecteur : Pourquoi l’écrivain dégage-t-il ainsi sa personnalité ? il n’a donc pas d’opinion sur la matière ?

Je n’ai pas encore en effet, d’opinion scientifique sur ce sujet.

Je suis persuadé qu’il y a dans la nature, et dans l’homme qui est un atome dans l’ensemble des forces immenses, dont nous ne connaissons pas encore les lois.

Je crois que l’homme découvrira ces lois, et que l’avenir verra des réalités, que l’on regarde comme des rêves aujourd’hui, des phénomènes que l’on ne soupçonne même pas.

Dans le monde des idées comme dans le monde matériel, tout a besoin d’une période de gestation et d’éclosion. Qui sait si cette force psychique, comme disent les Anglais, cette force du moi, selon les Indous, que cet humble fakir a peut-être développée devant moi, ne sera pas plus tard une des plus grandes forces de l’humanité?

Que l’on ne dise pas que les Indous, depuis dix mille ans et plus qu’ils s’en occupent, ne sont pas parvenus à formuler les lois de cette prétendue force, et que ni le présent ni l’avenir ne doivent perdre leur temps comme eux.

Les brahmes ont tout courbé sous la foi religieuse, et avec la foi pas d’expérience ni de preuves scientifiques. Voyez ce que le moyen âge a produit dans le domaine des sciences exactes en cherchant ses axiomes dans les textes de la Bible.

Dès la plus haute antiquité, les pundits des pagodes faisaient éclater des vases dans lesquels ils comprimaient de la vapeur, ils avaient également observé certains phénomènes de l’électricité. Cela ne les a conduits ni aux chemins de fer ni au télégraphe. Et chez nous-mêmes n’avons-nous pas vu des sociétés très-savantes et très-officielles traiter Fulton de fou, et considérer le télégraphe comme un joujou tout au plus bon à envoyer des communications d’une chambre à une autre dans le même appartement. A l’air libre et avec les convulsions atmosphériques, le fil conducteur ne devait plus obéir.

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Un fakir à l’oeuvre

Ce fil circule aujourd’hui dans le monde entier, et nous l’avons immergé dans le plus profond des mers.

Puis observez le travail d’ensemble des sociétés humaines. Chaque siècle tourne et retourne une idée sous toutes ses faces, chaque savant la développe, met au jour un système dont il ne veut plus démordre, chaque corps scientifique se fait une opinion et s’y cantonne; s’il ne dit pas « on ne va pas plus loin, » chacun sent qu’il le pense, car il repousse toute idée qui n’est pas née dans son sein, toute idée neuve et hardie… Arrive la génération nouvelle, les fils s’insurgent contre l’immobilité de leurs pères… et l’hélice parcourt les mers contre vents et marées, et le fluide électrique transporte la pensée humaine aux quatre coins du globe.

Puisque je me suis laissé entraîner sur le terrain des appréciations personnelles, je conclus de tout ce que j’ai vu dans l’Inde, en le dégageant du fantastique dont les Indous aiment à s’entourer, « qu’il doit y avoir dans l’homme une force spéciale agissant sous une direction inconnue et souvent intelligente, force dont les lois demandent à être étudiées par des hommes spéciaux exempts de préjugés et de routine. »

Ne serait-ce pas cette force développée par l’éducation, et une certaine méthode d’entraînement que les prêtres des temples anciens mettaient en jeu pour frapper les yeux de la foule par de prétendus prodiges?

Tout ne serait pas alors dénué de fondement dans les récits antiques, et à côté des superstitions grossières, il y aurait eu réellement développement d’une force naturelle, agitant à distance les feuilles d’arbres, les tentures, les guirlandes de fleurs suspendues dans les sanctuaires, donnant des poids de plusieurs kilos à de simples plumes de paon, ou faisant entendre des sons harmonieux à l’aide d’instruments cachés.

Nos savants daigneront-ils un jour faire une étude sérieuse sur la production de quelques-uns de ces phénomènes qui, vingt fois répétés sous mes yeux, ne m’ont paru laisser prise à aucun soupçon de charlatanisme? Je l’ignore; leur mission serait cependant utile, soit qu’elle aboutît à dévoiler des pratiques frauduleuses, soit qu’elle parvînt à découvrir une force de plus dans la nature.

En mettant en ordre pour l’impression, les différentes parties de ce volume, écrit à Pondichéry en 1866, et que j’avais laissé sommeiller jusqu’à ce jour dans mes cartons, pour des raisons spéciales, j’eus tout d’abord l’intention de supprimer toute la partie du présent chapitre, où, contrairement à mon rôle de simple narrateur, je semblais prendre parti pour une force purement naturelle il est vrai, mais produisant des phénomènes en apparence surnaturels.

Jusque-là j’avais exclu de l’ouvrage toute opinion personnelle ; fallait-il oublier de suivre cette règle, et cela précisément dans la partie de mon livre consacrée aux pratiques plus ou moins fantastiques des Indous ?

D’un autre côté, devais-je hésiter à proclamer les quelques réalités probables, qui me semblaient, en dehors du surnaturel, se dégager de ce que j’avais vu ?

Je n’avais pas encore pris de décision, lorsque, grâce à l’obligeance de M. le docteur Puel, j’eus communication d’un article publié sur la force psychique, par le savant William Crookes, membre de la Société royale de Londres, dans le Quarterly Journal of science, un des organes scientifiques les plus sérieux de l’Angleterre.

Je n’étais pas en Europe quand l’article avait paru, et mon éloignement, ainsi que d’autres études, ne m’avaient pas permis de me tenir au courant des travaux de cette nature.

Quel ne fut pas mon étonnement de voir l’illustre chimiste et physiologiste anglais, à la suite d’expériences à peu près semblables à celles que j’avais vu accomplir dans l’Inde, conclure formellement à l’existence de cette force nouvelle de l’organisme humain, que, très-timidement, plusieurs années auparavant, j’avais entrevue par supposition.

Je pris immédiatement la résolution de laisser mon chapitre tel qu’il avait été écrit, mais de le faire suivre, à titre de soutien, de l’article du savant anglais.

Si malgré toutes les précautions que j’ai cru devoir prendre, en bannissant toute croyance au surnaturel, et ne formulant même une opinion que d’une manière très-hypothétique, le reproche de crédulité devait m’être adressé, je le supporterais plus légèrement en compagnie d’un des membres les plus distingués du plus illustre corps scientifique de l’Angleterre !

Extrait de :

Louis Jacolliot (1837-1890), Le spiritisme dans le monde, E. Flammarion Éditeurs, Paris, 1892, pp. 243 -250

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Illustrations :

Le fakir : http://thebiggeststudy.blogspot.fr/

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