« La vie n’est pas un problème à résoudre mais un mystère à vivre. » Gandhi
Me souvenant d’un passage du livre sur les Gitans de Pierre Derlon [1], j’ai proposé à ma compagne de faire un tour au Pont Neuf après notre dîner au Trappiste, place du Châtelet pour retrouver la bonne humeur autour des moules-frites arrosées à la Jenlain. Notre bref passage à Paris après des années absentes doit rattraper des choses non sues ou que nous avons laissées passer. Il faisait bon ce soir-là, un vendredi 13 chargé de symboles. Nous descendîmes vers le petit square du Vert Galant, à la pointe de l’Île de la Cité qui divise la Seine en deux bras, à l’autre bout de Notre- Dame.Pierre Derlon raconte, par la voix de son père spirituel Hartiss :
« – C’est là! fit soudain Hartiss en pointant son index vers le kiosque-abri du gardien de square, c’est là qu’on éleva le bûcher, et lorsque le fleuve déborde, l’eau n’arrive pas à noyer l’endroit où s’élevait le feu.
En 1314, à cet endroit précis, le grand maître des Templiers Jacques de Molay et ses compagnons avaient été brûlés vifs sur l’ordre du roi de France, Philippe le Bel. Le Templier, entouré par les flammes, aurait adressé la parole à son suzerain, comme si le feu ne l’atteignait pas, et l’aurait maudit, lui et ses descendants. Les Tziganes n’apparurent en France qu’un siècle plus tard, mais ayant eu vent de l’histoire et de la fin dramatique des « rois maudits », les maîtres du feu reconnurent ou crurent reconnaître en Jacques de Molay un des leurs. A l’instar des Compagnons du Tour de France, l’emplacement du supplice devint pour les maîtres du feu tziganes un lieu de rendez-vous secret.
Le comportement de Hartiss me parut étrange; il semblait être à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un.
– Viens, mon fils, me dit-il en me poussant vers un des escaliers.
Les rares moments où il m’appelait « fils » éveillaient en moi des résonances particulières et je sus ce jour-là que j’allais apprendre quelque chose. Nous allions maintenant côte à côte, suivant l’allée qui contournait l’unique pelouse. Des promeneurs allaient également dans le sens de notre marche, d’autres prenant l’itinéraire inverse venaient à notre rencontre. Un homme justement passait devant le kiosque du garde; il rencontra mon regard et je le « reconnus ». Il nous salua de la tête. Je le saluai de même. C’est alors que je me rendis compte que cet homme que j’avais cru reconnaître, je le voyais pour la première fois ! Pourtant – tout en lui « me paraissait familier ».
Nous arrêtons là la citation, c’est suffisamment intriguant pour que ceux qui sont intéressés par le mystère cherchent à lire la suite.
Pour notre part, nous faisons le tour du square avec ces passages du livre dans la tête. Nous voyions du monde partout, le long de la pointe du triangle formant le square était pris d’assaut : de petits groupes de deux ou trois, des jeunes par dizaines font la fête en toute simplicité, ils bavardaient et discutaient autour des victuailles du moment. Pas beaucoup de musique ni d’alcool non plus par contre.
Nous pensions que cette atmosphère n’était pas propice aux mystères, ce qui nous a incités à venir, mais en voyant qu’il y avait beaucoup de jeunes venant faire la fête un vendredi soir, une idée nous est venue et qui nous enchantait : ces jeunes s’ils sont là c’est parce qu’ils ont fui les boîtes pour venir faire la fête sur une île, en plein air, ils ont trouvé un espace de liberté dans un lieu public pour exprimer leurs idées et passer de bons moments avec les copains. Nous nous sommes dit : « Voilà des jeunes qui ont encore quelque chose dans la tête. Au lieu d’aller en boîte pour s’éclater (ou se faire éclater les tympans par des décibels qui explosent ?), ils viennent ici dans un espace urbain au bord de l’eau, de la Seine en l’occurrence, pour passer leur vendredi soir avec les copains de classe. Une jeunesse en révolte sourde contre le modèle de consommation abrutissant. Nous voulions savoir ce qui a poussé ces jeunes à venir ici sous le Pont Neuf à proximité d’un lieu symbolique. D’un autre côté, nous trouvons également mystérieux que ce soit les Gitans qui continuent à maintenir la mémoire des Templiers maudits, exterminés par le pouvoir en place, alors qu’ils n’étaient pas encore en France quand les événements avaient eu lieu au XIVè siècle puisqu’ils n’y sont arrivés qu’un siècle après. L’histoire a des méandres qui échappent à plus d’un.
Ayant dans la tête cette idée de jeunesse en quête d’un espace libre pour s’exprimer, nous commencions à repérer des groupes pour les aborder avec pour objectif de faire un reportage pour notre blog. Après un petit tour, nous nous présentons à un groupe d’une petite dizaine de jeunes à une centaine de mètres du square du Vert-Galant en leur expliquant ce que nous voulions faire. Quelle ne fut pas notre surprise ! Nous avons été chaleureusement accueillis par ce groupe d’étudiants en art et des échanges ont eu lieu en toute simplicité. Nous leur avons posé la question de savoir depuis quand les jeunes viennent faire la fête ici sur les berges de la Seine près du Pont Neuf. L’une d’entre eux nous a répondu :
– Depuis toujours.
– Mais comment avez-vous appris l’existence de ce lieu ?
– Les bons plans, dit en substance une autre jeune, circulent vite sur les réseaux sociaux.
Et réciproquement nous avons répondu à leur question en disant que nous sommes des anciens Parisiens mais partis dans les Pyrénées depuis une dizaine d’années. Quelques photos prises sur le vif pour pouvoir illustrer le blog mais nous nous sommes rendus compte plus tard qu’elles ne sont pas terribles car nous les avions prises avec notre petit smart phone d’un modèle dont personne ne veut plus maintenant et dont la manipulation nous échappe encore, et en plus des photos de nuit. Pour la petite histoire, nous avions bien notre appareil de photo sur nous mais la journée au Louvre a complètement épuisé la batterie. Nous nous excusons auprès de tous et toutes ces jeunes pour la qualité médiocre des photos en comptant sur leur indulgence.
Au bout d’un moment nous quittâmes ce groupe en laissant notre carte de visite à l’un d’entre eux comme gage de confiance.
Sur notre route, un groupe de jeunes s’agitait : il s’agit cette fois de lycéens de 1ère S. Il y avait là une dizaine de jeunes, filles et garçons dont un Antillais, un autre d’origine indienne, si nous ne nous trompons pas, et un Argentin, voilà pour le côté exotique. Là aussi, nous avons été chaleureusement accueillis avec beaucoup de sympathie. Sachant qu’on prépare un reportage, ils viennent spontanément discuter avec nous. De fil en aiguille et sans que nous cherchions à orienter les discussions vers un thème précis, la religion et les croyances viennent sur le tapis. Le sujet les passionne, chacun dit ce qu’il pense de la religion, leur opinion sur l’existence de Dieu est loin d’être immature. La création de l’idée de Dieu par les hommes a été effleurée. On voulait que chacun s’exprime d’abord dans un premier temps avant d’engager les discussions dans un deuxième temps mais c’était difficile de maintenir cette rigueur devant le bouillonnement de la jeunesse sur cette question. Un autre nous a raconté ses problèmes psychiques liés à sa famille mais ses misères disparaissent bien vite quand il commence à voler dans le ciel, oui il est déjà pilote. Parfois la peur de subir le même sort dont souffre un membre de sa famille l’empêche de faire ce qu’il aimerait faire. Oui la peur est une chose redoutable car destructrice, elle paralyse notre intelligence.
Quant à nous, nous voulions en guise de synthèse, attirer leur attention sur les merveilles de la vie : tout autour de nous, que ce soit les plantes, les arbres, les animaux, les bestioles sont merveilleusement bien conçus. Essayons par l’imagination de suivre le processus de fabrication d’un parfum dégagé par une fleur… L’homme peut-il en faire autant ? Les parfums inondent les grands magasins ? Non, ce ne sont pas les mêmes, le parfum d’une rose, d’un lys ou d’un magnolia, etc., ne fait pas couler le nez de la personne qui le renifle. Quand on regarde un champ ou un pré au printemps on est étonné par la beauté des fleurs dites sauvages, leurs couleurs sont toujours en harmonie avec l’environnement. Aussi fragiles qu’elles soient, elle présentent l’aboutissement d’un processus raffiné et complexe mettant en jeu des échanges avec le milieu ambiant (la terre, le ciel), des éléments constituants de la nature tels que les minéraux, l’eau, et d’autres éléments chimiques et selon un plan vraisemblablement conçu en amont. Qui n’a pas remarqué la vivacité d’une herbe dite folle qui fend un espace coincé entre deux ou trois pierres ou se glisse dans la petite fente entre le mur d’une maison et le trottoir pour engager la vie et pousse puis se maintient en vie aussi longtemps que possible. Le règne végétal défie la loi de Newton (la pomme qui tombe, souvenez-vous?) en poussant vers le haut. Il suffit de faire germer n’importe quelle plante pour voir les premières instances de cette merveille. Nous ne voulons pas dire par là que ce sont des créatures de Dieu ou insinuer l’idée du créationnisme, ni nier le côté sauvage, brutal de la nature : les gros poissons bouffent les petits, les fauves se nourrissent de plus petits mammifères, etc. Non, le débat serait inépuisable à notre niveau. Nous n’avons pu dire tout ceci l’autre soir, alors nous profitons de cette publication en ligne pour compléter les choses dites. Et pour terminer ce chapitre sur la vie, Dieu et les croyances, nous leur posons la question de savoir s’ils ont déjà vu des étoiles dans une pomme, encore une histoire de pomme. Question énigmatique qui déroute. Sinon, posons la question autrement : comment fait-on pour manger une pomme ? L’une d’entre eux nous a dit expliqué par des gestes qu’elle la croque… Dans ce cas on ne verra pas d’étoiles ! Autrement, pour les curieux il suffit de couper la pomme d’une certaine façon pour voir des étoiles dedans… C’est satisfait ou remboursé (on voit mieux les étoiles quand la pomme est bien mûre). Oui la nature est merveilleuse et cela peut être constaté à tous les instants, n’importe où. Rendez-vous donc à la maison ou ailleurs avec des pommes et un couteau à la main, on a droit à deux essais.
Ce tour d’horizon finit par une discussion sur la démocratie. Non, ces jeunes ne se laissent pas berner par le discours ambiant, l’un d’entre eux n’a pas hésité à dire que la vraie démocratie n’existe nulle part. Bien sûr l’idée du tirage au sort et la démocratie grecque font leur apparition dans le débat. Nous avons attiré leur attention sur le fait que la démocratie grecque était loin d’être un modèle à suivre car elle restait l’apanage des couches sociales privilégiées : seuls les citoyens qui payaient l’impôt pouvaient voter, les femmes ne votaient pas, l’esclavage était une pratique sociale courante. Une démocratie qui confisque la liberté des uns au profit des autres n’est pas une véritable démocratie. Avec toutes ces restrictions, le tirage au sort ne peut pas faire de miracle ; Étienne Chouard va peut-être hurler en entendant cela mais nous lui souhaitons bon courage. Par contre ce qui se passe du côté des Amérindiens qui pratiquaient une autre forme de démocratie, bien réelle et bien opérationnelle nous interpelle vraiment. Bien sûr, chez eux non plus, les femmes n’assistent pas au Conseil mais elles ne sont pas ignorées, ni refoulées. Elles ont d’autres rôles sociétaux, les hommes les consultent sur les questions qui relèvent d’elles. C’est ici plutôt une répartition rationnelle des tâches pour optimiser le fonctionnement de la société. Chez eux, le chef de paix (qui n’est pas le même en temps de guerre) doit avoir des qualités requises : être généreux, connaître la tradition, savoir parler au sens de maintenir avec ses paroles la paix et la cohésion de la tribu, la représenter devant les autres, rappeler sans cesse la sagesse des anciens, etc. Tout ce que les gens de la tribu viennent lui demander en aide ou en biens matériels le chef doit les satisfaire, sans quoi il ne sera plus respecté en tant que chef. Déjà à ce niveau c’est la société qui décide qui est chef et qui ne l’est pas. Par conséquent le chef ne peut pas être un homme riche, mais sans doute le plus pauvre de la tribu en possessions matérielles, c’est lui qui a le cheval le plus mal en point. Comme par magie, cette pratique sépare du coup le pouvoir de la richesse, deux composantes redoutables quand elles sont fusionnées pour devenir un instrument de gouvernement, de domination, voie ouverte à la tyrannie. C’est tout l’intérêt du travail d’anthropologie de Pierre Clastres, notamment La société contre l’État, édité en 1974 par les Éditions de Minuit.
À côté de ça, les jeunes apprennent encore à l’école que l’Amérique commence avec l’arrivée de Colomb en 1492, il y avait bien des gens qui habitaient là avec des plumes dans les cheveux, etc. mais c’est tout : la civilisation est venue avec les Européens !
Pour compléter cette idée de démocratie chez les Amérindiens nous envoyons nos lecteurs vers un autre ouvrage, celui de Jack Weatherford, Ce que nous devons aux Indiens d’Amérique, traduit et publié chez Albin Michel en 1993, que nous conseillons à tous ces jeunes à la recherche des idées neuves. Notons au passage que la société amérindienne, du moins celle de l’Amérique du nord était une société sans prison, sans prostitution. Est-ce que la nôtre qui se targue d’être civilisée peut en dire autant ? Bien sûr on nous sort toujours la question d’échelle, comme l’a fait remarquer un jeune, mais la véritable question c’est : est-ce qu’il y a de la part des États modernes une véritable volonté de rendre notre société réellement démocratique ? Est-ce que le pouvoir en place est prêt à céder le pouvoir et la richesse aux autres composantes de la société ? Voilà les véritables questions et la question d’échelle n’est qu’une feuille de vigne servant à cacher notre partie honteuse.
Pour en venir à nos jeunes, on leur dit grand merci pour leur accueil sympathique et l’innocence de leur âge. Pour une soirée improvisée de notre part, la vie devient ’’magique’’ en leur compagnie, on se rajeunit en corps et en âme auprès de la jeunesse si nous suivons les idées de Georges Lakhovsky sur la vie, la mort, le bonheur, etc. Nous leur souhaitons bon courage et bon vent sur leur chemin de recherche existentielle, et à peut-être un de ces jours, qui sait ? !
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Notes :
[1]. Traditions occultes des Gitans, Robert Laffont, 1975
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