Jacolliot indianiste par passion

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« Les rois cherchent la guerre comme les mouches recherchent les ulcères; les méchants ne se plaisent que dans les querelles; l’honnête homme fuit les rois, les mouches et les méchants. » (Sagesse indienne)

Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.

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Nous avons, dans nos dernières publications, présenté Louis Jacolliot (1837-1890) à travers des extraits de ses ouvrages. Avant de publier d’autres traductions de textes indiens découverts par notre chercheur, notamment la version indienne de la Genèse, du déluge, etc., nous tenons à présenter à nos lecteurs-internautes le point de vue de Jacolliot sur les recherches menées par des Occidentaux en Inde en matière d’histoire et de civilisation, sa méthode d’approche qui n’a rien à envier à nos méthodes actuelles à plus d’un siècle de distance. Tout anthropologue ou ethnologue en particulier, doit connaître son terrain pour être pris au sérieux, et pour connaître son terrain il faut avoir fait du terrain : partir pour la terre étrangère, y vivre avec le peuple étudié, apprendre sa langue, sa culture matérielle et idéelle, etc. Ces aspects nous semblent évidents mais ce n’était pas le cas au XIXe siècle où bien des « savants » ont déclaré : « J’ai tout lu sur … » sans jamais sortir de leur bureau.
C’est à cet égard que Jacolliot était un chercheur scrupuleux, il voulait s’informer aux meilleurs sources, autrement dit les brahmanes dépositaires de vieilles connaissances dont la langue véhiculaire était le sanscrit et qui pouvaient lui indiquer les vieux textes de valeur. Quand il avance une idée c’est qu’il a déjà vérifié les sources. On verra avec des exemples précis, par exemple, comment on arrive à dater une construction ou un monument en Inde qui semble sans âge. Les Indiens connaissaient la précession des équinoxes bien avant que l’Occident découvre à la Renaissance que la Terre est ronde, c’est-à-dire qu’ils maitrisaient l’astrologie. C’est un indice de la maturité et de l’ancienneté de la civilisation indienne.
Si Jacolliot est aujourd’hui complètement oublié et ignoré, pour diverses raisons, du petit monde d’indianisés et d’indianistes, ses œuvres sur la civilisation antique de l’Inde méritent qu’on fasse le détour, c’est ce que nous pensons.

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l’Inde civilise le monde par sa langue, ses usages, ses lois et ses traditions historiques. Lorsque l’Européen prend pour la première fois possession du sol de l’Inde, il arrive avec d’étranges préjugés, fier du passé et de la civilisation des contrées où il est né ; il lui semble, à cet homme fort de l’Occident, qu’il apporte aux peuples qu’il vient visiter la morale la plus élevée, la philosophie la plus rationnelle, la religion la plus pure ; puis, en face des efforts impuissants tentés par les missionnaires de tous les cultes qui comptent à peine quelques parias parmi leurs adeptes, il laisse tomber avec dédain les mots d’abrutissement et de fanatisme, et retourne dans sa patrie, après avoir vu quelques cérémonies qu’il ne comprend pas, quelques pagodes dont les monstrueuses idoles lui font hausser les épaules, et des fakirs, sortes de Siméons stylites dont les flagellations et les tortures le remplissent de dégoût.
Si un de ces malheureux illuminés s’est soulevé avec effort sur les marches d’un temple dédié à Vischnou ou à Siva, pour lui demander l’aumône, il l’a regardé avec pitié en murmurant les articles de nos codes contre le vagabondage, et cependant, en visitant Rome, peut-être a-t-il laissé tomber quelque obole dans la main défaillante du bienheureux Joseph Labre, ce fakir de l’Occident.
Fort peu de voyageurs ont cherché à comprendre l’Inde, fort peu ont daigné faire les efforts nécessaires pour s’initier aux splendeurs de son passé ; n’étudiant que la surface, ils n’ont rien vu au delà; ils ont même déclaré qu’il n’y avait rien, avec la sûreté d’une critique trop peu raisonnée pour n’être pas victime de l’ignorance.
A quoi sert le sanscrit? disait Jacquemont, et glorieux de cette boutade, il s’est mis à composer un Orient de convention que ses successeurs ont copié, que toutes les bibliothèques ont accaparé, et qui est encore aujourd’hui la source de toutes les erreurs qui composent les trois quarts du bagage des connaissances de l’Europe sur cette contrée.
Et cependant, que de richesses enfouies à dévoiler! Que de trésors de littérature, d’histoire, de morale et de philosophie à faire connaître au monde !
Les travaux des Sirange, des Colbrook, des William Jones, des Weber, des Zassen et des Burnouf sont venus porter un peu de lumière sur toutes ces choses ; espérons qu’une nombreuse succession d’indianistes les suivra, et que l’on parviendra ‘à reconstituer complétement une époque qui n’a rien à envier à la nôtre comme grandeur et civilisation, et a initié le monde entier à tous les grands principes de législation, de philosophie, de morale et de religion.
Malheureusement, il est presque impossible de remonter aux origines de ce mystérieux pays, sans l’habiter, se pénétrer de ses moeurs, de ses usages, et surtout sans une connaissance approfondie du sanscrit, la langue ancienne, et du tamoul, la langue savante actuelle, qui, seules, peu vent vous guider dans ce dédale obscur et vous mettre à même de travailler avec fruit.
Un reproche que je ferai à beaucoup de traducteurs et d’orientalistes, tout en admirant leur profonde science, c’est, n’ayant point vécu dans l’Inde, de manquer de justesse dans l’expression, de ne connaître pas le sens symbo lique des chants poétiques, des prières et des cérémonies, et d’arriver ainsi trop souvent à des erreurs matérielles, soit de traduction, soit d’appréciation.
Je n’ai guère vu que les travaux des illustres Anglais, tels que William Jones et de Colbrook, être admis par les brahmes comme l’interprétation exacte de leurs ouvrages, et ils en trouvaient la raison dans ce que ces savants avaient vécu parmi eux, profité de leurs lumières et subi leur contrôle. Peu d’écrivains, en effet, sont aussi nuageux, aussi obscurs que les écrivains indous. On est obligé de dégager leurs pensées d’une foule de périphrases poétiques, de hors-d’oeuvre et d’invocations religieuses qui, certes, ne contribuent point à éclaircir le sujet traité. D’un autre côté le sanscrit, pour chaque variété d’images et d’idées, possède une quantité innombrable d’expressions diverses, qui n’ont pas d’équivalents dans nos langues modernes, et, ne pouvant se rendre qu’à l’aide de circonlocutions, exigent une science sérieuse, qu’on ne peut acquérir que sur le sol, des moeurs, des coutumes, des lois et des traditions religieuses de ces peuples dont on traduit les oeuvres, et étudie les origines.
Toutes les connaissances acquises en Europe ne servent de rien pour approfondir l’Inde ancienne; il faut débuter comme un enfant qui apprend à lire, et la moisson est bien lointaine pour les faibles courages. Mais aussi quel spectacle splendide vient tout à coup s’étaler à vos yeux, et quelle récompense pour celui qui ne s’est point découragé.

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Écrivains, savants qui aimez l’Inde, venez vivre avec l’Indou sous le Pandal; venez apprendre son antique langage, vous assisterez à ses cérémonies, à ses prières, à ses chants; élèves en théologie, vous étudierez Brahma et son culte. Les pundits et les brahmes vous enseigneront les Vedas et les lois de Manou; vous puiserez à pleines mains dans tous les monuments les plus anciens de la littérature. Puis vous irez visiter tous ces édifices encore debout, légués par les premiers âges, et qui sont là dans leur symbolique architecture comme un signe de la grandeur éteinte en face d’une décadence que rien ne peut arrêter, car c’est la loi du destin, l’inexorabile fatum.
Alors vous aurez été initiés. L’Inde vous apparaîtra comme la mère du genre humain, comme le berceau de toutes nos traditions. La vie de plusieurs générations suffirait à peine pour lire seulement les ouvrages que l’Inde ancienne nous a légués sur l’histoire, la morale, la poésie, la philosophie, la religion, les sciences diverses et la médecine; peu à peu chacun apportera son oeuvre ; la science, elle aussi, possède une foi qui transporte les montagnes, et rend ceux qu’elle inspire capables des plus grands sacrifices.
Au Bengale une société s’est donné pour mission de recueillir et traduire les Vedas. On verra où Moïse et les prophètes ont puisé leur sainte Écriture, et peut-être leur refera-t-on leur livre des Rois, que l’on dit perdu, mais qui suivant moi n’a jamais été écrit, parce que le livre a manqué aux copistes de la Bible et que la tradition ne pouvait leur suffire pour le reconstituer. On pourra dire que j’avance dès le début de bien étranges choses; patience, les preuves iront bientôt en se multipliant et se soutenant les unes les autres.
L’idée qui domine tout ce livre, et c’est peut-être l’occasion de le dire, est celle-ci :
De même que notre société moderne se heurte à chaque pas aux souvenirs de l’antiquité, de même que nos poètes ont copié Homère et Virgile, Sophocle et Euripide, Plaute et Terence, que nos philosophes se sont inspirés de Socrate, de Pythagore, d’Aristote et de Platon, que nos historiens prennent Tite-Live, Salluste ou Tacite pour modèles, que nos satiriques imitent Juvénal, nos orateurs, Démosthènes ou Cicéron, que nos médecins étudient encore Hippocrate et que nos codes traduisent Justinien ;
De même, l’antiquité a eu elle aussi une antiquité qu’elle a étudiée, imitée et copiée; quoi de plus simple et de plus logique? Est-ce que les peuples ne procèdent pas tous les uns des autres ; est-ce que les connaissances péniblement conquises par une nation se circonscrivent sur son territoire ; est-ce qu’il peut être enfin insensé de prétendre que l’Inde d’il y a six mille ans, brillante, civilisée, regorgeant de population, a imprimé sur l’Égypte, la Perse, la Judée, la Grèce et Rome, un cachet aussi ineffaçable, des traces aussi profondes que celles que ces dernières ont laissées parmi nous?
Il est temps d’en finir avec ces préjugés qui nous représentent les anciens comme arrivés presque spontanément aux idées philosophiques, religieuses et morales les plus élevées; avec ces préjugés qui expliquent tout, dans leur admiration naïve, à l’aide de l’intuition de quelques grands hommes dans le domaine scientifique, artistique et littéraire ; et dans le domaine religieux, à l’aide de la révélation.
Et parce que nous avons, pendant des siècles, perdu le fil qui unit l’antiquité à l’Inde, est-ce une raison pour continuer à adorer le fétiche, sans vouloir rien entendre de ce qui pourrait l’amoindrir?
Est-ce que nous n’avons pas, brisant avec le passé, rejeté les sciences occultes du moyen âge, par l’expérimentation, la balance et le creuset?
Osons donc porter la même méthode expérimentale sur le terrain de la pensée.
Hommes de science, repoussons l’intuition ;
Rationalistes, repoussons la révélation.
Je demande à tout homme qui a fait une étude particulière sur les anciens, si vingt fois il ne lui est pas venu à l’esprit que ces peuples avaient dû puiser à un foyer de lumière qui nous était inconnu ; si vingt fois il ne s’est pas dit à lui-même, rebuté par un point d’histoire et de philosophie resté ohscur :
— Ah ! si la bibliothèque d’Alexandrie n’eût pas été brûlée !
Peut-être trouverions-nous là le secret de ce passé qui nous échappe. Il est une chose qui m’a toujours extraordinairement frappé.
Nous savons par quelles études nos penseurs, nos moralistes, nos législateurs se sont formés. Mais quels ont été les précurseurs de l’Égyptien Ménès, de Moïse, de Minos, de Socrate, d’Aristote et de Platon?
Quel a été enfin le précurseur du Christ?
Ils n’en ont pas eu, me direz-vous. À cela je répondrai que ma raison se refuse à croire à la spontanéité de l’intelligence, à l’intuition de ces hommes, que l’on cherche du reste à expliquer, pour quelques-uns, par la révélation divine.
Et alors, me dégageant de ce passé nuageux, je n’accepte plus que la critique libre et raisonnée, et m’élance dans le chemin qui, suivant moi du moins, doit m’amener à la vérité. Les nations n’arrivent à quelque splendeur qu’après une enfance longue et pénible, à moins qu’elles n’aient, pour abréger leur route, les lumières d’autres peuples qui les aient précédés. Voyez quels étaient les tâtonnements des sociétés modernes, jusqu’au jour où la chute de Constantinople vint révéler l’antiquité.

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Les émigrations indoues sont venues rendre le même service à l’Égypte, à la Perse, à la Judée, à la Grèce et à Rome. Voilà ce que je prétends démontrer.
Certes, je ne prétends point faire la lumière aussi complète que je le voudrais. Un homme ne peut suffire à une pareille tâche.
J’apporte une idée que je crois vraie, je l’étaye des preuves que j’ai pu rencontrer, tant dans les travaux des savants orientalistes que dans mes faibles recherches ; d’autres creuseront la mine, mieux peut-être et plus avant ; en attendant, voilà le premier coup de pioche. Et je dois le dire tout d’abord, je ne recherche ni le bruit, ni le scandale, et je professe le respect le plus profond pour toutes les croyances que cependant je me crois en droit de ne point partager, dans l’entière indépendance de ma pensée.
Les chercheurs qui ont adopté l’Égypte pour champ de manoeuvre, qui fouillent et refouillent cette contrée de fond en comble, voudraient bien faire croire, eux aussi, que tout nous est venu de leur pays de prédilection. Il en est même qui vont jusqu’à prétendre que l’Inde a copié, en Égypte, ses castes, sa langue et ses lois, alors que l’Égypte, au contraire, n’est tout entière qu’une émanation indienne. Ils ont tout entre les mains, les encouragements des gouvernements, l’appui des sociétés savantes ; mais, patience! Le jour se fera complètement ; si l’Inde est bien éloignée pour de faibles courages, si son soleil tue, si le sanscrit est trop difficile pour qu’il soit possible de faire un peu de charlatanisme, s’il n’y a pas un budget pour transporter des blocs de pierre éraillés, en revanche il y a un petit nombre de fidèles pour qui l’Inde est un culte, qui travaillent sans relâche, non à creuser des fossés et à retourner du sable, mais à comprendre des livres.
Avant peu, ils feront une vérité de cette parole :
Étudier l’Inde, c’est remonter aux sources de l’humanité. D’autres écrivains, aveuglés par leur admiration pour le flambeau hellénique, veulent le rencontrer partout et se livrent à d’étranges théories. Cela ne date que d’hier :
M. Philarète Chasles, dans un livre qu’il publiait sur l’Orient, prétendait qu’à la suite des quelques pas légendaires qu’Alexandre fit jadis dans l’extrême nord de l’Inde, l’influence de la Grèce s’était répandue dans le pays tout entier et avait vivifié les arts, la littérature, en un mot, toute la vieille civilisation brahmanique.
Cela est à peu près aussi vrai et aussi logique que si l’on venait à soutenir que l’invasion des Sarrazins, sous Charles-Martel, a eu quelque influence sur les moeurs des Gaulois d’avant la conquête romaine.
Une pareille opinion est tout simplement le résultat d’un non-sens historique.
A l’époque d’Alexandre, l’Inde avait déjà traversé la période de splendeur pour entrer dans celle de la décadence, et ses grands monuments de philosophie, de morale, de littérature et de législation comptaient déjà plus de deux mille ans d’existence.
Au surplus, je défie qui que ce soit de me montrer, dans l’Inde, la moindre trace, le vestige le plus insignifiant, soit dans les différents idiomes, soit dans les usages, soit dans la littérature, soit dans les cérémonies, soit dans la religion, qui accusent l’influence grecque.
Alexandre n’a été dans l’Inde qu’un fait brutal, isolé, circonscrit, exagéré par la tradition hellénique, que les Indous n’ont pas même daigné relever dans leur histoire. Je ne voudrais blesser en rien un écrivain dont j’admire sincèrement le talent, mais je ne puis m’empêcher de lui dire que c’est là un rêve éclos au hasard de la plume, un paradoxe incapable de soutenir l’apparence même d’une discussion. Et je m’étonne à bon droit qu’un indianiste distingué, M. du Mesnil, je crois, ait pris la peine de répondre sérieusement.
Prétendre aujourd’hui, en l’absence de toutes preuves, alors qu’on ne retrouve pas même dans les Annales de l’Indoustan le nom grécisé du vaincu Porus, qu’Athènes a inspiré le génie indou, de même qu’elle a donné la vie à l’art européen, c’est ignorer l’histoire de l’Inde, c’est faire instruire la mère par les fils, c’est enfin oublier le sanscrit. Le sanscrit, voilà la preuve la plus irréfutable, et en même temps la plus simple, de l’origine des races européennes et de la maternité de l’Inde.
Ce que je vais dire n’apprendra sans doute rien aux hommes spéciaux, mais que l’on n’oublie pas, qu’en apportant peut-être une idée neuve, je m’empare de toutes les découvertes qui peuvent l’étayer, dans le but de les vulgariser et de faire connaître aux masses qui n’ont ni le temps ni les moyens de se livrer à de semblables études, cette civilisation extraordinaire des premiers âges que nous n’avons pas encore dépassée.
Si le sanscrit a formé le grec, ainsi que du reste toutes les langues anciennes et modernes (j’en donnerai bientôt de nombreuses preuves), il n’a pu être apporté sur ces différents sols que par des émigrations successives; il serait absurde de l’imaginer autrement, et l’histoire, bien que réduite à tâtonner sur ce sujet, nous aide à soutenir cette hypothèse plutôt qu’à la combattre.
Ceci admis, en face d’une langue aussi perfectionnée, on est bien obligé de reconnaître que les populations qui la parlaient étaient arrivées à un haut degré de civilisation, et qu’en emportant avec elles le langage de la mère patrie, elles ont fatalement conservé leurs traditions historiques et religieuses, leur littérature et leurs législations.
Si la langue, malgré ses transformations nécessaires, et bien qu’elle ait donné naissance à une foule d’autres, se retrouve dans nos idiomes modernes, quoique ayant perdu son cachet primitif, et dans ceux de l’antiquité d’une manière plus saisissante, parce qu’ils étaient plus près de leur origine ; on est conduit rigoureusement à penser et à soutenir qu’on doit retrouver aussi les traditions historiques, religieuses, littéraires et de législation, presque les mêmes dans l’antiquité, affaiblies et transformées dans les temps modernes.
Quel champ vaste et nouveau pour l’investigation humaine! On peut alors, remontant à l’origine, à l’aide de l’antique civilisation de l’Inde, suivre pas à pas tous les peuples dans leur enfance et dans leur maturité, assigner à chacun son berceau, dissiper les ténèbres de l’histoire; et de même que les philologues déterminent aujourd’hui pour chaque langue la part d’emprunts faits au sanscrit, déterminer pour chaque coutume, pour chaque tradition, les parts d’emprunts faits aux coutumes et aux traditions de l’Inde.

Elephanta_Caves_GangadharaAinsi, on est amené à penser que tous les temps fabuleux et héroïques, ces temps légendaires, que l’histoire admet, dans son impossibilité de mettre à la place des faits sérieux, n’ont jamais existé.
Ce ne sont que des traditions indoues importées en Grèce par dos populations de l’Asie- Mineure qui sont venues la coloniser, et que les écrivains de ce pays ont accueillies comme les souvenirs de leur berceau.
Dégageons donc l’histoire de la poésie et du rêve. La plupart des nations de l’antiquité, bien qu’elles eussent oublié leur filiation et les émigrations de leurs ancêtres, n’avaient-elles pas cette pensée dominante, qu’elles avaient pris naissance en Orient; et Rome elle-même n’attribuait-elle pas la colonisation de l’Italie et sa fondation aux Troyens vaincus et errants sur les mers pour chercher un asile ?
Je le répète, l’esprit sérieux, qui ne peut croire à la fable antique engendrant presque sans transition une civilisation sans égale, doit nécessairement demander à une société plus ancienne les secrets de ce passé.
Libre à vous, qui vous contentez des illusions poétiques et de la révélation, de croire à Hercule, à Thésée, à Jason, à Osiris, au boeuf Apis, au buisson ardent, à Moïse et à l’origine sacrée des Hébreux; pour moi, il me faut un autre critérium ; et sans nul respect, je repousse toutes ces puériles inventions.
Je ne puis, certes, dans un ouvrage qui touche à tant de matières, qui ne fait pour ainsi dire que lancer une idée générale, m’égarer dans des comparaisons philologiques trop étendues, cependant en voici quelques-unes tirées du sanscrit à titre de preuves. Veut-on savoir quelle est l’origine de tous les noms de la Fable et de la Mythologie grecques? Je serai bref, ab uno disce omnes.

Hercule. — En sanscrit : Hara-Kala, héros des combats. Epithète communément donnée à Siva, dieu des combats dans la poésie indoue.
Thésée. — En sanscrit : Tha-Saha, l’associé. Compagnon de Siva chez les Indous.
Eaque. — Juge des enfers dans la mythologie grecque. En sanscrit : Âha-Ka, juge sévère, adjectif qualificatif accompagnant ordinairement le nom de Vania, juge des enfers chez les Indous.
Ariane. — La malheureuse princesse abandonnée par Thésée, et qui avait eu le tort de céder à un ennemi de sa famille. En sanscrit : Âri-Ana, séduite par un ennemi.
Rhadamante. — Autre juge des enfers dans la mythologie. En sanscrit : Radha-manta qui châtie le crime. .
Andromède. — Sacrifiée à Neptune et secourue par Persée. En sanscrit : Andha-ra-medha, sacrifice à la passion du dieu des eaux.
Persée. -— En sanscrit : Para-saha, secours venu à propos.
Oreste. — Célèbre par ses fureurs. En sanscrit : O-rahsa-ta, voué au malheur.
Pylade. — L’ami d’Oreste. En sanscrit : Pula-da, qui console par son amitié.
Iphigénie. — La vierge sacrifiée. — En sanscrit : Apha-gana, qui finit sans postérité.
Centaure. — Ce personnage de la fable, moitié homme, moitié cheval. En sanscrit : Ken-tura, homme-cheval.
Les divinités de l’Olympe ont la même origine.
Jupiter. — En sanscrit : Zu-pitri, père du ciel, ou Zeus-pitri, dont les Grecs ont formé le mot Zeus, et les Hébreux Ieovah.
Pallas. — La sage déesse. En sanscrit : Pala-sa, sagesse qui protège.
Athenaïa. — Déesse de la chasteté chez les Grecs. En sanscrit : A-tanaia, sans enfants.
Minerva. — Qui est la même déesse chez les Romains, mais revêtant en outre les attributs du courage. En sanscrit : Ma-nara-va, qui soutient les forts.
Bellone. — Déesse de la guerre. En sanscrit : Bala-na, force guerrière.
Neptune. — En sanscrit : Na-pata-na, qui maîtrise la fureur des flots.
Poséidon. — Autre nom grec de Neptune. En sanscrit : Pasa-uda, qui calme les eaux.
Mars. — Dieu de le guerre. En sanscrit : Mri, qui donne la mort.
Pluton. — Dieu des enfers. En sanscrit : Plushla, qui frappe par le feu.
Quelques exemples, maintenant, pris parmi les peuples ; on ne saurait mieux prouver les émigrations que par l’étymologie des noms.
Les Pélasges. — En sanscrit : Palaça-ga, qui combat sans pitié.
Les Léléges. — En sanscrit : Lala-ga, qui marche répandant la crainte.
Comme la signification de ces mots répond bien au goût des peuples jeunes et guerriers qui aiment à se donner des noms en rapports avec leurs habitudes !
Les Hellènes. — En sanscrit : Hela-na, guerriers adorateurs d’Héla, ou la Lune. La Grèce ne s’appelle-t-elle pas aussi l’Hellade.
Les Spartiates. — En sanscrit : Spardha-ta, les rivaux.
Et ces mots sanscrits qui sont devenus en passant en Grèce les noms d’hommes célèbres.
Pythagore. — En sanscrit : Pitha-guru, le maître d’école.
Anaxagore. — En sanscrit : Ananga-guru, le maître de l’esprit.
Protagoras. — En sanscrit : Prala-guru le maître distingué en toutes sciences.
Si de la Grèce nous passons en Italie, en Gaule; en Germanie et en Scandinavie, nous trouvons les mêmes rapprochements, les mêmes origines sanscrites.
Les Italiens. Nom qui vient d’Italus, fils du héros troyens. En sanscrit Itala, hommes de basses castes.
Les Bretii. —- En sanscrit : Bharata, peuple de la caste des artisans.
Les Thyrrhéniens. — En sanscrit : Tyra-na, guerriers rapides.
Les Sabins. — En sanscrit : Sabha-na, caste des guerriers.
Les Samnites. — En sanscrit : Samna-ta, les bannis.
Les Celtes. — En sanscrit : Kalla-ta les chefs envahissants
Les Gaulois. — En sanscrit : Ga-lata, peuple qui marche en conquérant.
Les Belges. — En sanscrit : Bala-ja, enfants des forts.
Les Séquanes. — Du sanscrit : Saka-na, les guerriers par excellence.
Les Sicambres. — En sanscrit : Su-kam-bri , les bons chefs de la terre.
Les Scandinaves. — En sanscrit : Skanda-nava: adorateurs de Skanda dieu des combats.
Odin. — Le chef des tribus émigrantes par les plateaux du Nord. En sanscrit : Yodin, le chef des guerriers.
Les Suédois. — En sanscrit : Su-yodha, les bons combattants.
La Norvège. — En sanscrit : Nara-vaja, pays des hommes de la mer.
La Baltique. — En sanscrit : Bala-ta-ka, l’eau des puissants conquérants.
Les Alamanni (Allemands). — En sanscrit : Ala-manu, les hommes libres.
Les Valaques, — En sanscrit : Vala-ka, de la classe des serviteurs.
Les Moldaves. — En sanscrit : Mal-dha-va, hommes de la dernière caste.
L’Irlande, que les poètes appellent la verte Érin. En sanscrit : Érin, rochers entourés d’eau salée.
Le Thane. — Nom des anciens chefs de clan écossais. En sanscrit : Tha-na, chef des guerriers.
Ma. — Divinité lunaire des tribus d’Asie et de tout l’Extrême Orient. En sanscrit : Mat la lune.
Artaxerces. — En sanscrit : Artha-xatrias, le grand roi. N’est- ce pas ainsi que l’appelaient les Grecs?
La Mésopotamie. — Contrée fertile en fleuves et en cours d’eau. En sanscrit : Madya-potama, terre au milieu des fleuves.
Castabala. — Place forte. En sanscrit : Kastha-bala, la force impénétrable.
Et Zoroastre, qui apporta en Asie le culte du Soleil. En sanscrit : Surya-stara, qui répand le culte du Soleil.
Bornons-nous là; il faudrait des volumes pour traiter cette question philologique comme elle mériterait de l’être; aussi bien la question est complètement vidée aujourd’hui dans le domaine de la science, et ce n’est pas une nouveauté que de faire remonter au sanscrit toutes les langues anciennes et modernes. La filiation est tellement claire, tellement précise, que le doute même le plus léger ne peut être permis.
Si donc j’ai choisi quelques noms des temps héroïques et fabuleux , ainsi que des principaux peuples des temps anciens et modernes, c’est afin de donner quelques exemples pouvant éclairer ma discussion.
Tous ces noms de héros, de guerriers, de dieux, de philosophes, de contrées et de peuples, ne peuvent se décomposer dans les langues auxquelles ils appartiennent ; et comme il serait absurde de les croire formés par le hasard, l’opinion la plus simple et la plus rationnelle est de les rattacher au sanscrit, qui non-seulement les explique dans leur origine grammaticale, mais encore dans leur sens symbolique ou réel, historique ou figuré.
Ainsi les populations d’origine indoue, Ioniens, Doriens et autres, quittent l’Asie Mineure pour venir coloniser la Grèce ; ils y apportent les souvenirs de leur berceau, toutes les traditions que la poésie leur a conservées, sans doute en les transformant, mais aussi en leur laissant un cachet tellement spécial, qu’il nous est possible de les retrouver et de les expliquer aujourd’hui, malgré les siècles qui, passant sur toutes ces choses, les ont fatalement entourées d’obscurité et d’oubli.
Parmi les souvenirs de ces colonisateurs d’une terre nouvelle, se trouvent au premier rang les exploits innombrables du dieu de la guerre chez les Indous leurs ancêtres, c’est-à-dire de Siva; ils oublient le nom de ce dieu, qui ne possède pas seulement des attributs belliqueux dans la mythologie de la haute Asie, pour lui conserver seulement l’épithète d’Hara-Kala, que les poètes indous lui donnent quand il préside à la guerre.
Hara-Kala, le héros des combats, devient Hercule ; le nouveau peuple qui se forme le fait sien sous ce nom, et la fable grecque, comme la fable indoue, continue à lui faire détruire les lions, les serpents, les hydres, et même des armées entières ; ce n’est que la tradition qui se continue.
Zeus-Dieu, nom de la Trinité indoue, Brahma, Vischnou, Siva, est conservé sans transformation.
Tha-saha, l’associé de Siva, devient Thésée.
Aha-ka, Radha-mantà, Manarava, A-tanaya, Napatana, Balana, Palasa , Andha-ra-meda, Ari-na, deviennent Eaque, Rhadamante, Minerve, Athenaïa, Neptune, Bellone, Pallas, Andromède et Ariane.
Brahma, aussi appelé Zeus-pitri, Dieu le père, devient Jupiter, et si ce dernier nom peut se décomposer en grec, en conservant son sens, c’est que cette langue a gardé dans presque toute leur pureté les deux mots sanscrits qui le forment, Zeus et pitri, en grec, Zeus et pater.
Protha-guru et Ananga-guru deviennent Protagoras et Anaxagore, c’est-à-dire que ces noms ne sont point des noms propres, mais bien des qualificatifs donnés à des hommes qui se sont distingués dans la philosophie et la science ; et Pythagore, dérivé de Pitha-guru, vient encore accuser mieux son origine orientale, en propageant en Grèce le système indou de la métempsycose.

Elephanta-Caves-TrimurtiEt ainsi des autres, tous les noms de l’antiquité fabuleuse ont avec les noms indous les mêmes rapprochements de signification et d’origine. Il me serait aisé de les suivre à la piste, de les décomposer tous, de leur assigner leur étymologie de mots et de sens, si là était le but principal de cet ouvrage.
Je l’ai dit plus haut, d’autres creuseront plus profondément la trace ; il y a dans tout cela un immense champ à fouiller pour les chercheurs et les érudits, et je ne l’eusse pas même effleuré, si je n’eusse pensé avec raison que, rattachant à l’Inde la révélation biblique, il devenait nécessaire de démontrer à grands traits que cet emprunt à l’Inde n’était pas isolé, et que tous les peuples anciens et modernes devaient à ce dernier pays l’origine de leur langue, de leurs traditions historiques, de leur philosophie et de leur législation.
Ce que j’ai dit des noms des héros et demi-dieux de l’ancienne Grèce s’applique également aux noms des peuples plus modernes dont j’ai donné aussi quelques étymologies, tels que les Bretii, les Tyrrhéniens, les Samnites, les Celtes, les Gaulois, les Séquanes, les Sicambres, les Scandinaves, les Belges, les Norvégiens, les Allemands, les Valaques, les Moldaves, etc.… L’unité de race de tous ces peuples, leur communauté d’origine, devient alors indiscutable, et c’est bien dans les vastes plaines qui s’étendent aux pieds de l’Hymalaya que la plus intelligente des deux races qui peuplent le globe, c’est-à-dire la race blanche, a pris naissance. En adoptant cette opinion, l’auréole fabuleuse qui entoure le berceau de tous les peuples de l’antiquité, sur lesquels l’histoire est réduite à des conjectures dénuées de fondement, s’explique d’elle-même, et il devient possible d’éclairer l’obscurité du passé.
Des diverses comparaisons que je viens de faire, il ressort que tous les héros de l’ancienne Grèce, ainsi que les exploits qui les ont illustrés, ne sont que des souvenirs de l’Inde, conservés et transmis par la poésie et la tradition, et que plus tard, après avoir perdu de vue leur origine indoue et transformé leur langage primitif, les premiers poètes grecs ont de nouveau chantés et célébrés comme appartenant à l’origine de leur propre histoire.
L’Olympe grec est né de l’Olympe indou.
Jason à la conquête de la Toison d’Or est une légende qui est en core aujourd’hui dans toutes les bouches sur le sol de l’Inde, et l’Iliade d’Homère n’est autre chose qu’un écho, un souvenir affaibli du Ramayana, poème indou dans le quel Rama s’en va, à la tête de ses alliés, reprendre sa femme Sita, enlevée par le roi de Ceylan.
Les chefs s’y injurient de la même façon, combattent sur des chars avec la lance et le javelot. Cette lutte divise également les dieux et les déesses, dont les uns prennent parti pour le roi de Ceylan, et les autres pour Rama. Il n’est pas jusqu’à la colère d’Achille, après l’enlèvement de Briséis, qui ne puisse se rattacher à cet immense poème.
L’imitation est flagrante, indéniable, elle se rencontre jusque dans les détails. L’épithète de Boopis (aux yeux de boeuf) qu’Homère applique à chaque instant à Junon, est pour le poète indou la plus sublime des comparaisons, puisque, sans cependant être adoré comme un dieu, le boeuf est dans la croyance indoue l’animal révéré par excellence, et cette épithète est complètement inexplicable en grec.
Inutile de dire que je partage entièrement sur Homère l’opinion des savants allemands, qui ne regardent les oeuvres de ce poète que comme une suite de chants ou rapsodies, conservés par la tradition et recueillis et arrangés sous Périclès. C’est la seule qui soit conforme au génie des peuples nouveaux, et surtout de ceux qui ont pris naissance en Orient.
Chez les fabulistes anciens, l’imitation est encore plus frappante, et l’on peut dire, sans craindre d’être taxé d’exagération, qu’Ésope et Babrias n’ont fait que copier la fable indoue qui leur était arrivée par la Perse, la Syrie et l’Égypte. Ce dernier écrivain, quoique Grec, prend soin lui-même, au commencement de son deuxième proœmium, de revendiquer pour l’Orient le mérite de l’invention de ces ingénieux apologues, qui, sous une forme légère, cachent souvent de profonds enseignements.
« La fable, ô fils du roi Alexandre, est une ancienne invention d’hommes syriens, qui vécurent autrefois sous Ninus et sous Bélus. »
Il suffit d’ouvrir les fables de l’Indou Pilpay, du brahme Ramsamyayer, d’Ésope, de Babrias et de La Fontaine, pour voir qu’elles procèdent toutes les unes des autres, et que les fabulistes grecs et modernes ne se sont pas même donné la peine de changer l’action de ces petits drames.
Ainsi, à chaque pas, et plus on étudie les anciens, plus on se persuade de la vérité de cette proposition que j’ai déjà avancée, à savoir, que l’antiquité a eu elle-même une antiquité qui l’a inspirée, et l’a aidée à parvenir rapidement à ce haut degré de civilisation artistique, philosophique et littéraire, qui à son tour a fécondé le génie moderne.

Extraits de : Louis Jacolliot, La Bible dans l’Inde. Vie de Iezeus Christna Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie. Éditeurs, 1869, pp.15-32.

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Illustrations:

La grotte de l’Éléphant. Cette grotte se trouve sur l’Île Gharapuri, à 10 km au sud-sud-est de Mumbai. Elle a été sculptée dans le roc de granit pour devenir un sanctuaire en l’honneur de la trimourty (la trinité brahmanique : Brahma, Vishnou, Shiva). Un éléphant sculpté haut de 18 mètres montait la garde. Quand les Portugais sont arrivés au XVIe siècle ils ont saccagé les lieux, d’où l’état pitoyable qu’on voit sur la première photo prise en 1905, avec des colonnes cassées. Ils voulaient ramener l’éléphant sans doute chez eux mais le câble n’a pas tenu et l’éléphant s’est trouvé dans la mer. Quand les Anglais sont devenus maîtres des lieux ils ont réussi à remonter et faire sortir l’éléphant des eaux. L’éléphant se trouve actuellement au Musée de Mumbai.
1. Vue de la grotte en 1905 : https://en.wikipedia.org/
2. À l’intérieur du sanctuaire : http://www.thehistoryhub.com/
3. Une vue du sanctuaire : https://en.wikipedia.org/
4. La trimourty : http://www.thehistoryhub.com/

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