Krishna & le Christ : qui procède de qui ?

vignetteControverse entre un indianiste catholique et Jacolliot

« Ce n’est pas la vérité qui est difficile à trouver, c’est l’hypocrisie scientifique et religieuse qui n’est pas facile à déraciner. » Louis Jacolliot (1837-1890)

Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.

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Pour mieux connaître Jacolliot et ses oeuvres nous continuons de mettre en ligne des extraits qui nous éclairent sur sa méthode et sa façon de voir les choses. Cette fois, nous retranscrivons une controverse entre Jacolliot et un de ses contradicteurs, l’indianiste catholique Textor de Ravisi qui a séjourné de longues années en Inde puisqu’il était gouverneur de Karical pendant 10 ans. Suite à la parution de La Bible dans l’Inde de Jacolliot en 1869, de Ravisi a réagi en publiant une petite brochure pour contester les thèses de Jacolliot. Celui-ci n’a pas choisi un adversaire facile, comme il l’a dit, mais un spécialiste, dirions-nous aujourd’hui, qui connaît son terrain.
Dans cette controverse, Jacolliot laisse d’abord la parole à son contradicteur de Ravisi avant de lui répondre dans la seconde partie que nous publierons très prochainement.

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Il y a plus : cette hypocrisie a toujours à son service l’arme de Basile, et elle s’en sert prudemment, silencieusement et avec tant d’habileté par les mille voix de ses adeptes, que les esprits les plus libres, les plus indépendants s’arrêtent parfois intimidée, en se demandant: Où est le vrai, où est le faux? et ils cessent de combattre, attendant qu’une éclaircie dans l’orage leur indique la route à suivre… Le résultat est obtenu, c’est tout ce qu’a voulu la science officielle et la coterie religieuse.
N’ai-je pas vu plusieurs publicistes de notre temps, vieux champions de la liberté scientifique et religieuse, n’oser rendre compte de mon dernier volume Les Fils de Dieu, ne sachant que répondre aux sourdes attaques qui montaient jusqu’à eux?

On leur avait dit que Christna n’avait jamais existé, qu’il était étrange de retrouver dans le véda brahmanique les origines du culte mosaïque et les antiquités religieuses de la Grèce et de l’Égypte. Et oubliant que Volney, Dupuis, Humboldt et une foule d’autres avaient déjà étudié Christna avec les rares documents que possédait alors la science… oubliant que le grec est du samscrit presque pur, que la tradition même de tous les peuples anciens les fait venir de l’Asie, que tous les systèmes philosophiques de l’antiquité sont calqués sur celui de l’Inde; que toutes les langues indo-européennes sont émanées directement de la vieille langue des brahmes; oubliant cela et une foule d’autres choses encore… craignant sans doute de se faire prendre en contravention scientifique, par quelques indianistes des bords de la Seine… ils ont reculé devant le combat pour la liberté de la science… C’est tout ce que voulaient les ennemis de la science et de la pensée libre…
Je pensais que mes ouvrages n’étaient autre chose qu’une série de preuves, amassées autour de certains faits historiques, scientifiques et religieux de la vieille époque brahmanique, faits qui ne se discutaient plus. J’étais dans l’erreur, on les discute, et on me demande les preuves de mes preuves.
Les matières traitées dans ce nouvel ouvrage vont me permettre de conclure et de répondre. Les preuves de mes preuves, je vais aller les chercher dans le camp ennemi, et grâce à lui je pourrai établir d’une manière indiscutable :
1° La véritable figure de Christna ;
2° Le bilan du brahmanisme et du christianisme ;
3° L’exactitude des textes et des auteurs que j’invoque.
Comme premier point, je pose d’abord en fait qu’on ne saurait étudier de son cabinet la vieille civilisation des brahmes.
La raison en est simple. Il s’agit d’exhumer vingt-cinq à trente mille ans de la vie de l’humanité, de traduire des manuscrits, d’interroger des monuments, et l’on avouera que si cela se peut faire mieux en France, en Allemagne ou en Angleterre que dans l’Inde, nous ne voyons pas de raison pour qu’on n’aille pas étudier l’Europe en Laponie ou dans le détroit de la Sonde.
Il suit de là qu’à de rares exceptions près, le philologue le plus distingué, le grammairien le plus éminent, le plus versé dans le mécanisme du samscrit, ne possède que des idées fausses souvent, incomplètes toujours, sur les vieilles civilisations de l’Indoustan qu’il étudie à distance et à travers le prisme de ses préjugés. […]
Est-ce que la géologie n’a pas démontré jusqu’à l’évidence, qu’il a fallu des milliards d’années, peut-être, pour que notre terre passât de l’état nébuleux à l’état planétaire actuel? Est-ce que l’homme tertiaire ne compte pas des millions et l’homme quaternaire des centaines de milliers d’années d’existence?
Est-ce que cela fait corriger nos livres historiques; est-ce que cela empêche d’enseigner aux enfants et aux hommes que l’humanité n’existe que depuis six mille ans ?
Est-ce que cela fait réformer la chronologie officielle? Dieu a tiré la matière du néant, c’est à dire de rien, a créé le monde et l’homme en six jours. Moïse est son prophète, Jésus son fils et Mariam son épouse… Voilà la quintessence de ce qu’il faut croire. Toute la science officielle s’incline devant ces niaiseries ramassées dans les temples de l’Orient… et cela pour avoir l’estampille de Rome sur ses livres, ou arriver à faire partie de la coterie qui seule fait gravir à ses membres les chaires de l’enseignement supérieur.
Comment osez-vous parler de science orientale, vous qui n’étudiez l’antique passé de l’Inde que pour le courber sous la tradition mosaïque et chrétienne, qui date à peine d’hier?
Et puis, d’où tenez-vous vos textes? De la Société asiatique de Calcutta ! c’est-à-dire de la source la moins sûre, la moins scientifique à laquelle on puisse puiser.
Jamais cette académie, qui a toute la morgue et toute l’intolérance du protestantisme anglican, n’écrira une ligne, ne publiera un texte qui puisse porter atteinte à son Holy-Bible, ce pivot, cette colonne maîtresse de la société anglaise.
Dans toutes les contrées qu’habite le pavillon de l’Angleterre on n’est un homme bien élevé qu’à condition de n’attaquer ni la Bible, ni les institutions anglaises, ni la reine. Mais la Bible passe avant… cela donne sans doute une grande force à la nation. Mais il faut plus de scepticisme et d’indépendance d’esprit pour faire de la science.
De plus, c’est pour les Anglais une question de domination de ne pas soumettre leurs Écritures sacrées à celles des Indous. Ces peuples n’ayant de respect que pour tout ce qui se rattache à l’idée religieuse, il ne faut pas que le peuple conquérant paraisse être, sur ce point, le tributaire du peuple conquis. En outre : la Société asiatique, pour les textes, se fie aux brahmes, qu’elle s’est attachés pour ses travaux, et l’Europe savante parait ignorer que les brahmes du sud de l’Indoustan, qui parlent encore samscrit, contestent aux rares brahmes du nord qui prétendent entendre cette langue, la possession des véritables manuscrits scientifiques, littéraires et religieux de l’Inde ancienne. Le sud de l’Indoustan s’est conservé pur de tout mélange étranger ; là les vieilles pagodes de Ramisseram, Chelambrunn, Kandah-Swany, Trichnapoli, Tiroupafy, Mongour, Veloor, Vilnoor, Djengy, Tirvicarré, Bengaloor et une foule d’autres, conservent précieusement, dans leurs vastes dépôts, toutes les productions de l’esprit humain pendant une période de vingt-cinq à trente mille ans qui s’est écoulée de l’Inde patriarcale à la chute de la domination des brahmes.
Dans le nord, pagodes, manuscrits, traditions, castes des prêtres et des pundits ont disparu sous l’invasion des fils d’Hayder-Ali… Les musulmans ont détruit même les ruines.
Nous aurons occasion d’examiner les antiquités de l’Inde dans un ouvrage spécial.
[…]
A côté de certains indianistes qui soumettent toute indépendance philosophique à la Bible, il en est d’autres pour qui toute la science du passé, tout le développement intellectuel et progressif de l’humanité, sont contenus dans l’extraction d’une demi-douzaine de racines, et qui se mettent à genoux devant un radical, comme les indigènes de Vanikoro devant le dieu Thi qui passe pour avaler la lune les jours d’éclipse; cerveaux étroits de l’école de l’allemand Max Müller et dont les théories se grefferont difficilement sur l’intelligence française, si fortement attirée par toutes les idées générales, par toutes les traditions philosophiques et humanitaires. Ils auront beau faire; toutes les fois qu’ils essayeront d’enfermer le cerveau de la patrie de Voltaire dans un moule, le prisonnier brisera le moule et se moquera du mouleur. Tout ce que je veux dire peut se résumer en ceci: c’est en vain qu’un mandarin lettré sur les bords du fleuve Jaune pâlira pendant une vie entière dans l’étude du mécanisme de notre langue, cela ne lui donnera pas la connaissance scientifique et philosophique de notre civilisation, et le jour où il voudra traduire… il traduira à la chinoise. Voyez-vous d’ici ce savant porte-queue aux prises avec Rabelais ou Montaigne, ou exposant à ses compatriotes les finesses de la correspondance de Voltaire ?
Ce qui serait absurde à Pékin est-il plus logique sur les rives de la Seine?.. .
J’ai dit que j’allais demander au camp ennemi les preuves de mes preuves.
[ …]

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Entre M. T. Pavie, ancien suppléant de Burnouf à la chaire de samscrit, qui m’a consacré un long article, et M. Textor de Ravisi qui m’a jugé digne d’une brochure, et qui tous deux m’ont combattu au nom de la révélation mosaïque et du catholicisme, j’ai penché pour M. Textor de Ravisi, et voici les motifs de mon choix :

M. Textor de Ravisi est un indianiste formé à l’école indoue, il a été pendant dix ans gouverneur de Karikal, dans la sud de l’Indoustan; comme moi, il aime cette vieille contrée et je me trouve à mon aise avec lui, car nous n’en sommes plus ensemble à des arguties et à des négations de faits ou de textes, ressources ordinaires de l’ignorance. Nous marchons sur le même terrain, avec les mêmes documents, pour arriver à des conclusions contraires.
Tous deux élèves des brahmes pundits, nous avons suivi des routes différentes; lui est allé au catholicisme, je suis allé moi à l’indépendance scientifique en matière religieuse. Je ne pouvais choisir un plus rude adversaire, car ce n’est pas à lui que je reprocherai de ne pas connaître l’Inde .
Voici d’abord les parties de la brochure de M. Textor de Ravisi qui se rapportent spécialement à mes premières études indianistes (la Bible dans l’Inde).

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« La science moderne, avide de vérité, veut que la lumière se fasse sur toutes choses, spécialement sur les dogmes religieux qui ont régné ou qui règnent sur l’humanité. La controverse religieuse, au point de vue philosophique et historique, est un des caractères de notre époque. On discute tout, l’origine des cultes, les relations des religions, tout, jusqu’à l’existence ou la non-existence de Dieu. Cette haute tendance des esprits a cela de remarquable que la discussion paraît sincère, qu’elle reste dans les régions scientifiques, et ne tombe plus dans la polémique passionnée; et, également encore, que c’est à l’Orient, à l’Inde particulièrement, que chacun s’adresse pour y évoquer des arguments à l’appui de son opinion.
La vieille terre indoue est journellement, de la part de nos indianistes et de nos sociétés savantes, l’objet de curieuses et intéressantes études. C’est, en effet, à l’Orient qu’il faut s’adresser quand on veut remonter aux origines des choses dans n’importe quelle branche des connaissances humaines, religion, philosophie, sciences, beaux-arts: ab Oriente lux !
« Le Brahmanisme a emprunté au Christianisme le couronnement de son édifice, LE CULTE DE JÉSUS-CHRIST. »
« Le Christianisme a ses origines dans le Brahmanisme, DANS LE CULTE DE KRICHNA » :
Telles sont les deux thèses, diamétralement opposées, qui attirent en ce moment l’attention.
J’ai émis la première opinion dans le volume de la Société Académique de Saint—Quentin (1864-1866, page 335). Je vais la développer aujourd’hui, selon le désir que la Société Académique m’a fait l’honneur de m’en manifester.
Voici ce que j’avais avancé à propos du mythe de Krichna:
Cette incarnation de Vichnou est la plus célèbre et la plus populaire. Ce n’est pas seulement une manifestation, c’est Vichnou lui-même: Krichna est l’Homme-Dieu de la tradition chrétienne. Extraordinaire EMPRUNT fait par le Brahmanisme au Christianisme! alors que sapé jusque dans ses bases par le triomphe des doctrines bouddhistes, il s’était vu obligé de présenter à l’adoration des peuples un nouveau , Dieu répondant à ses aspirations, un DIEU— SAUVEUR. »
La seconde thèse est soutenue par M. Jacolliot dans son ouvrage la Bible dans l’Inde. Il base principalement son opinion sur le système général que M. Émile Burnouf a développé dans son ouvrage la Science des Religions [1].
On a signalé d’avance la Bible dans l’Inde comme devant déchaîner tous les vents contradictoires d’une furieuse polémique. Le sujet ne me paraît comporter qu’une discussion de philosophie historique.
Pour moi, l’auteur de l’ouvrage est, je l’ai déjà dit, de bonne foi [2]. Mais, ici, la bonne foi n’est pas la question. Il s’agit de savoir quelle est la valeur réelle des textes produits, c’est—à-dire leur valeur absolue d’abord, et relative ensuite, eu égard au milieu dans lequel ils sont ’enchâssés. Ces fractions de textes font-elles partie des textes primitifs? Sont-elles de source ou d’auteurs hindous? Sont-elles de sources ou d’auteurs étrangers? La critique moderne ne peut plus accepter un livre hindou tel qu’on le lui présente : textes et développements des textes, noms réels ou supposés des auteurs, tout est à examiner et à juger avec soin.
Les études approfondies des langues anciennes et modernes de l’Asie entreprises par les missionnaires pour les besoins de leurs travaux apostoliques, par les Anglais des sociétés savantes de l’Inde et surtout par les indianistes de l’Europe, rétablissent journellement la vérité historique et philosophique sur beaucoup de faits acceptés et réputés jusqu‘ici indiscutables.
Wilford était, assurément, de très-bonne foi quand il donnait, le premier, des extraits des Pouranas et que tout à coup il s’apercevait que son pandit ou docteur brahme l’avait trompé [3]
L’histoire de la littérature hindoue est pleine d‘impostures de ce genre : témoins les pandits qui essayèrent de tromper le fameux Joyasinha et Ticatraya, premier ministre du nabab d’Aoude.
« Voltaire était, assurément, de très-bonne foi, et après lui plusieurs indianistes européens, jusqu’à ces derniers temps, quand ils pensaient que l’
Ézour-Védam (le vrai Véda) [4] était un ouvrage brahmanique composé 400 ans avant l’expédition d’Alexandre dans l’Inde. Il était, aussi, de bonne foi, l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence quand, dans une autre intention, il en citait des passages pour montrer l’existence des idées chrétiennes chez les Hindous longtemps avant le christianisme. Or, l’Ézour-Védam A ÉTÉ écrit EN 1730 PAR LE P. CALMETTE, MISSlONNAIRE FRANÇAIS À KARIKAL ET À PONDICHÉRY.
L’abbé Dubois était aussi de bonne foi quand il recueillait les charmants apologues qu’il avait très-souvent entendu réciter par des Indiens fort judicieux ou qu’il Les extrayait des livres du pays. Il s’étonnait d’avoir rencontré dans l’lndoustan des contes populaires dont le fond est très répandu dans plusieurs provinces de France. Or, il n’y a là rien qui doive surprendre, si l’on considère que les Indiens n’en doivent la connaissance qu’à des Missionnaires [5].
Plusieurs oeuvres des indianistes européens (anciens et modernes) sont aussi renommées dans l’Inde que les plus belles oeuvres des auteurs hindous [6]. Les noms des de Nobili, Beschi, Calmette, William Jones, Colebrooke, Wilford, Horace Wilson, Burnouf, de Tassy, etc., etc., sont plus célèbres chez les brahmes et les Hindous lettrés que chez nous.
La quantité des ouvrages écrits par les Missionnaires dans tous les dialectes de l’Inde anciens et modernes est prodigieuse, sur la grammaire, sur la littérature, sur la poésie, sur les sciences, sur la philosophie, sur la religion, etc. La plupart sont sans nom d’auteur [7]. Pour un grand nombre, le texte primitif a été revu et corrigé, augmenté ou annoté, selon la coutume de l’Inde. Les Indiens savent que le beau poème le
Tambavani [8] est l’oeuvre du P. Beschi et, également, le Véda-Vilakkam; mais la plupart ignorent, par exemple, qu’il est l’auteur du Gourou Paramarta et de plusieurs autres contes aussi facétieux et spirituels attaquant les brahmes et les usages de l‘Inde, oeuvres très-populaires qu’ils attribuent à des auteurs nationaux .
Les livres hindous sont des feuilles de palmier (olles) sur lesquelles on écrit avec une petite pointe de fer. Un indien ne réunit jamais en un seul volume les différents livres d’un ouvrage des Védas, par exemple, il ne les conserve qu’en feuilles détachées seulement. On peut se figurer, par ce fait, entre autres, combien il est facile d’ajouter ou de retrancher à un livre ou plutôt à un manuscrit hindou.
Les livres hindous sont des copies reproduites par des écrivains qui en font métier ou par les personnes qui désirent les posséder. Des pénitents ou des disciples font très souvent le vœu de copier tant de fois dans leur vie tel ou tel ouvrage en l’honneur de leur dieu ou de leur maître. Si les uns reproduisent littéralement, il n’en est pas de même de tous. Dans l’Inde chacun se croit, en effet, le droit de pouvoir annoter et commenter, voire même de corriger un texte qu’il copie comme s’il était LE SIEN PROPRE. C’est un fait qu’il faut accepter tel qu’il est.
Il n’y a jamais eu dans l’Inde, comme chez les Juifs et les Chrétiens, une autorité perpétuelle gardienne des textes primitifs et orthodoxes sacrés. Chez les Hindous, non seulement elle n’existe pas, mais chaque religion, chaque secte, chaque école a tenu à honneur d’avoir un texte propre des Védas, des Pouranas et des autres écritures sacrées avec des faits et des préceptes PARTICULIERS [9]. Aussi, un des grands mécomptes que l’on éprouve dans l’étude des antiques livres des Hindous, ce sont les interpolations modernes, les corrections souvent maladroites, les remarques déplorables, les maximes à contresens, etc., etc., placées à tort et à travers dans des textes réputés primitifs (que quelquefois l’on ne retrouve plus) abîmés, si je puis parler ainsi, par les millions de copistes, ignorants ou partiaux, qui les ont reproduits les uns d’après les autres depuis plus de 2.000 années. Il y a, par exemple, 1.100 textes différents des Védas réputés TOUS LE VRAI TEXTE PRIMITIF et qui diffèrent pour tout ou pour parties de chaque livre. Il en est de même de tous les ouvrages sacrés ou profanes répandus dans le public hindou.
Je ne m‘étendrai pas davantage sur la bonne foi, mais sur la réalité trompée par l’apparence au sujet des livres hindous.
Et en écrivant ces lignes je songe à
Maya (l’Illusion, l’Apparence) qui joue un rôle capital dans les doctrines brahmaniques et bouddhistes.
La suite des temps a sans cesse rendu plus saillante cette remarque des premiers missionnaires sur le peu de certitude historique des choses de l’Inde. On sait que les dates certaines sont rares dans son histoire ancienne. Il me semble que le génie brahmanique se soit complu à les ensevelir dans les siècles de ses chronologies fabuleuses. Tels livres, tels monuments auxquels on attribuait une antiquité incontestable ont été reconnus, par la critique moderne, d’une époque relativement moderne.
Les Védas et les Pouranas sont les principales écritures sacrées de l’Inde : les premiers (avec leurs appendices) sont les livres théologiques, et les seconds les livres mythologiques [10]
Les Védas sont postérieurs au Pantateuque, et les Pouranas sont, d’après l’opinion de plusieurs indianistes et, entre autres, de M. Wilford, de beaucoup postérieurs à notre ère, bien que le fond de leurs légendes et leurs matières en général existassent auparavant sous d’autres formes.
C’est le Bhagavad—Guita que M. JaColliot cite plus particulièrement à propos de Krichna. Je dirai donc, ici, que ce poème est le plus étonnant exemple d’interpolation que l’on puisse citer : un poème métaphysique, intercalé dans un grand poème héroïque, ou l’original et grandiose épisode métaphysique du dialogue entre Krichna et Arjuna. Or, quel est le résumé de la doctrine que le poète brahmanique a mise rétrospectivement dans la bouche de l’antique Krichna ; le fatalisme panthéiste qui permet tout, embrasse tout, confond tout [11]!
Le Bhagavat est un des derniers poèmes qui ait été compris dans la collection des Oupanichad, et en ont porté le nombre de 18 à 40 ou 50. Le haut degré de culture intellectuelle que cet ouvrage accuse dans son auteur montre qu’il n’est pas antique. Son mérite littéraire est tel aux yeux des Hindous lettrés que beaucoup mettent le Guita, qui veut dire le Divin, au—dessus des Védas.
Quel en est l’auteur? quand vivait—il?
Le Bhagavat— Guita est une des mille oeuvres attribuées à Vyasa-Dêva, l’auteur auquel les Hindous accordent habituellement tout ouvrage religieux dont ils ignorent l’auteur. Plusieurs écoles philosophiques l’attribuent au célèbre grammairien Vopadéva. Dans le premier cas, il aurait été composé avant notre ère et corrigé vers l’an XI de Jésus-Christ. Dans le second cas, il n‘aurait que 600 ans d’existence.
M. Jacolliot cite des extraits de tels et tels livres sacrés hindous, notamment des Védas. Je ferai donc remarquer que le quatrième livre des Védas, l’Arthavan—Véda, est relativement moderne, que beaucoup d’Hindous le considèrent comme apocryphe, et qu’ils ne comptent, de la sorte, que trois Védas.
Les trois premiers Védas, en effet, sont d’un style fort antique, qui diffère de la langue sanscrite, qui est devenue classique; or le style du quatrième Véda est moderne. L’ouvrage est écrit en vers et en prose. Dans le travail de Vyasa—Déva, la légende attribue à Soumantou l’enseignement de ce véda.
Est-ce à dire que je nie l’authenticité des livres sacrés hindous, quoique les auteurs de ces oeuvres « soient le plus souvent fictifs ou inconnus [12]» Non, certes! Je crois probablement plus à leur authenticité que MM. Burnouf et Jacolliot ne croient à celle du Pentateuque de Moïse.
Mais je ne crois pas à la date assignée à tel ou tel livre hindou, et, dans ce livre, à telle ou telle partie; je ne crois pas que tel livre ou telle partie du livre soit de tel auteur auquel on l’attribue. En d’autres termes, je me défie et des dates et des citations, et je suis à cet égard les errements des membres de la
Société Asiatique, errements qui provoquent, loin de les ralentir, les recherches de ses infatigables membres.
J’ai parlé de corrections, d’interpolations, de maximes ajoutées par la copie aux livres hindous. Tous les indianistes connaissent ce fait. Les Hindous lettrés relèvent leurs textes aussi facilement que nous le ferions, si un imprimeur de nos jours croyait devoir éditer un ouvrage du temps de la Renaissance, auquel il aurait substitué à des mots trop anciens et in compréhensibles pour la masse du public, des mots nouveaux, ajouté quelques événements postérieurs pour compléter ceux en question, enfin intercalé dans le texte des paroles ou des réflexions propres, selon lui, a mieux faire ressortir la pensée qu’il attribuait à l’auteur.
Écrit avec bonne foi, d’un style facile, vigoureux et passionné, d’une argumentation habile et variée, l’ouvrage de M. Jacolliot est d’une lecture entrainante, alors même qu’on n’est pas de l’école qu’il suit. La Bible dans l’Inde — vie de Jaseur Christna, est un ouvrage savant sur des faits connus et avec des arguments connus.
L’auteur, du reste, dit lui-même de son livre qu’il « 
vient vulgariser toutes les vérités qui ne s’agitent aujourd’hui que dans les sommets de la science. » C’est l’histoire de la révélation religieuse transmise à tous les peuples.
Aussi, en remontant à la source, retrouvons-nous dans l’Inde toutes les traditions poétiques et religieuses des peuples anciens et modernes et le sublime enseignement du philosophe de Bethléem.
« — Rationalistes, repoussons la Révélation, dit M. Jacolliot. »
« — Rationalistes chrétiens, admettons la Révélation, dis-je de mon côté. »
La croyance à la révélation ou la négation de la révélation étant les points antipodes de départ des appréciations philosophiques d’écoles opposées, je présenterai, comme le fait mon adversaire, mon opinion sur cette question capitale [13].

gayatriLe rationalisme repousse la Révélation primitive et, ce pendant, ses penseurs les plus sérieux admettent hautement la Conscience révélatrice, comme le fait M. Jacolliot lui-même.
La révélation, dit-il, c’est la croyance en Dieu, la connaissance du bien et du mal, la foi en l’immortalité, et c’est la conscience qui est la révélatrice.
Jésus-Christ c’est la doublure de Krichna : « Le philosophe chrétien continua la tradition hébraïque, l’épura à l’aide de la morale de Christna, le grand novateur hindou, morale qu’il lui avait été donné sans doute de pouvoir étudier par lui-même dans les livres sacrés de l’Égypte et de l‘Inde » (Page 117.)
Le Christ, dédaiguant Moïse et Manès, et leur inspirateur Manou, et se reportant jusqu’aux admirables enseignements de Christna que le brahmanisme et le pouvoir des prêtres avaient fait oublier, vint annoncer aux hommes la loi de charité et d’amour, qui avait été celle des anciennes populations de l’Orient. » (Page 161.)
Comme la plupart des indianistes, je n’avais attaché jusqu‘ici aucune importance à l’orthographe du mot Krichna et je l’écrivais tantôt d’une manière et tantôt d’une autre. M. Jacolliot l’écrivant sciemment Christna afin de le rapprocher davantage pour les yeux du mot Christ, je dois, à ce sujet, donner quelques explications.
Le nom réel du personnage était Caneya.
Il fut appelé Krichna ou le noir à cause de la couleur de son visage. La plupart des statues et images le représentent encore actuellement de couleur noire : or Krichna étant Tchattryas selon la chair devrait être représenté avec la couleur jaune-clair tirant sur le blanc.
On trouve dans les livres hindous (selon les dialectes et selon les auteurs) : Krishna, Kristna, Kirsna, Crishna, Crihna, Kissen, Crezno, etc., mais je n’ai point encore rencontré ce mot écrit Christna [14].
Krichna posséda toutes les vertus et tous les vices de l’humanité. Telle est la grande et poétique figure que les poèmes et les livres sacrés hindous peignent tous : telle est celle, également, que ses adorateurs lettrés se sont complu à me révéler dans l’Inde dans les fréquents entretiens que j’ai eus avec eux quand ils comparaissaient devant moi pour plaider des affaires de caste et de religion. Quant à ses sectateurs, les uns l’adorent avec ses vertus et ses vices, les autres avec ses vertus seulement, et les autres , enfin, avec ses vices exclusivement.
Le Christna de M. Jacolliot peint au moyen de tels et tels textes, mais en écartant tels et tels autres, ne représente pas plus le Krichna adoré par ses sectaires, par conséquent le vrai KRICRNA tel que les intéressés le comprennent, que le discours de Socrate ne formule la morale pratique de la Grèce ou que la République de Platon ne montre la société antique telle qu’elle se comportait réellement.
Pourquoi M. Jacolliot rejette-t-il tels et tels textes ou tels ou tels événements, l’ombre au tableau? La pierre rebutée par M. Jacolliot est précisément devenue pour le brahmanisme la pierre de l’angle. Seule, la figure du Christ peut se passer d’ombre, parce qu’elle est divine. Les autres figures ont besoin de lumière et d’ombre pour n’être pas des teintes plates. Le clair-obscur donne le caractère aux choses terrestres dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral. L’admirable figure des vertus divines et humaines, sans ombre au tableau, que dépeint M. Jacolliot, est presque celle du Christ; mais non, assurément, celle de Krichna. Les magnifiques faits et textes qu’il cite se trouvent réellement dans des poèmes hindous, mais ce sont ceux précisément, les uns que le brahmanisme a empruntés au judaïsme et au christianisme, ou les autres de son fond propre, épars dans ses milliers de traditions orales ou écrites, qu’il a mis en relief pour rajeunir et pour ajuster son antique Krishna légendaire aux exigences de la conservation de sa domination ébranlée par sa longue et sanglante lutte avec le bouddhisme.
Oui, ce que M. Jacolliot admet de Krichna : légendes, paraboles, morale, discours, telles sont le plus souvent les parties capitales qui constituent précisément les emprunts que le brahmanisme a faits aux livres sémitiques quand elles ne font pas partie des communes traditions primitives. »
Après quelques lignes de critique sur différents explications étymologiques des noms de Jupiter, Pluton, Hercule, et autres dieux et héros de la fable, à propos desquelles notre mésaccord, du reste peu accentué, est sans importance sur la question de Christna et du brahmanisme, M. Textor de Ravisi conclut en prétendant :
« 1. Que la figure de Krichna partant des traditions primitives, concernant la venue d’un Messie et un renouvellement du monde (communes aux cosmogonies de tous les peuples), a été sans cesse grandissant à travers les siècles en puisant dans les écritures judaico-chrétiennes;
« 2. Que le personnage historique de Krichna, chef de partisans, puis conducteur de hordes guerrières, a été transformé successivement en héros et en moraliste, en demi—dieu et en dieu, et enfin au VIe siècle de notre ère en Dieu suprême;
« 3. Que la lutte du brahmanisme et du bouddhisme, puis les luttes du brahmanisme et du bouddhisme contre le christianisme ont amené le brahmanisme à essayer d’enter la figure du rédempteur chrétien sur celle de son antique Krichna, et enfin à le faire honorer d’un culte public, au VIe siècle de notre ère. » (Textor de RAVISI.)

[À suivre]

Extrait de Christna et le Christ de Louis Jacolliot, Ed. A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie. Éditeurs, Paris, 1874, pp. 325-344

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Illustrations:

1. Shiva en ascète assis sur les sommets de l’Himalaya. Il accepte de recevoir les eaux du fleuve sacré – la Gangâ – sur ses cheveux noués afin d’en amortir la chute sur la terre.
2. La déesse Gâyatri à cinq faces porte dans ses mains, de gauche à droite : un lotus, une conque, un aiguillon, un fouet, un rosaire, un chrakra et un lotus.
Ces illustrations sont tirées de l’ouvrage intitulé Hymnes à la déesse, traduit du sanscrit par Ushâ P. Shâtrî & Nicole Ménant, Ed. Le soleil noir, Paris, 1980.

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Notes :

[1]. La Revue des Deux-Mondes a commencé, en 1864, la publication de la Science des Religions, et l’a achevée en octobre 1868. La Librairie Internationale vient de publier la Bible dans l’Inde, que ses journaux correspondants avaient annoncée depuis longtemps.
[2]. Courrier de Saint-Quentin, les 22 août, 26 septembre et 2 octobre 1868.
[3]. Les faux étaient de trois espèces : dans la première, il n’y avait que deux ou trois mots altérés; dans la seconde, il y avait des légendes où il avait entrepris une plus grande altération; dans la troisième, étaient celles qu’il avait écrites tout entières de mémoire. (WILFORD. Introduction au 8e volume des Recherches Asiatiques.)
[4]. C’est un dialogue de controverse qui a pour objet de démontrer que les brahmes ont corrompu les Védas primitifs par des erreurs de tout genre.
[5]. Le grand obstacle aux succès des travaux apostoliques. dit le P. Bach, était un aveugle respect pour la personne des Brahmes. Il vint dans l’esprit des missionnaires d’employer contre eux l’arme du ridicule, et ils mirent à contribution la gaieté et la causticité françaises.
[6]. Le récit du massacre des innocents, dans le poème de Tambâvani, dit le savant orientaliste Klaproth, est regardé par les indigènes du Maduré comme le plus beau morceau qui existe dans leur langue.
[7]. Les Indiens ont coutume d’intituler leurs ouvrages selon diverses règles de grammaire et non pas arbitrairement. Le Nannool, ancien traité de belles-lettres, dit, en effet: « Un ouvrage doit prendre un titre ou de la première source à laquelle l’auteur est redevable pour le fond de la doctrine, ou de son auteur même, ou de celui qui l’aurait commandé, ou de la matière qu’on y traite, ou de la nature de l’ouvrage. »
[8]. Le Tambâvami est un grand poème destiné à mettre le récit évangélique a la portée des imaginations indiennes.
[9]. La collection des livres canoniques hindous se compte par centaines de milliers de volumes, au dire des brahmes. Les principaux sont :
VÉDA, nom de l’écriture sacrée des Hindous, de la racine vid, savoir : en grec oide, en hébreu yada.
Les Védas comprennent quatre livres : le Rig-Véda, l’Adjour-Vêda, le Sama-Véda et l’AIharvan- Véda.
Les Oupanichad, traités théologiques, au nombre de 40 à 50, qui forment un appendice aux Védas.
Les Pouranas sont au nombre de 18.
Les Oupapouranas, poèmes du même genre, mais moins sacrés, étaient aussi jadis au nombre de 58, mais leur nombre a été porté à 40 ou 50 livres.
Le Mahâbharata, le Ramayana et plusieurs autres grands poèmes célèbres font partie aussi des livres sacrés.
Les Djeinas, qui se qualifient de vrais croyants hindous, ont aussi leurs Védas et leurs Pouranas qui diffèrent de ceux des brahmes, mais qui pour eux sont les véritables livres primitifs.
Leurs Pouranas sont au nombre de 24, et portent les noms de leurs principaux Tirthamkaras ou réformateurs.
Les Bouddhistes ont aussi leurs Védas et leurs Pouranas, différents de ceux des brahmanistes et des djeinas. Le Dharna-Khauda est la collection totale de leurs livres saints. Il comprend, selon leur dire, 84.000 volumes.
[10]. Pouranas veut dire : histoires sacrées anciennes.
[11]. Voir ce que je dis plus loin sur ce poème sacré.
[12]. Pour M. E. Burnouf, le Rig-Véda est le plus authentique des textes sacrés, « quoique les auteurs de ses chants soient plus souvent fictifs ou inconnus.
[13]. Nous vivons et nous pensons : Ce sont des faits. Comment? Mystères plus incompréhensibles pour la raison que la Révélation, du moment que, comme MM. Burnouf et Jacolliot, on admet Dieu-créateur et l’Homme créature.
Ecartant la question dogmatique et réduite à sa plus simple expression ou à la communication obligatoire, fatale du Créateur avec sa créature première la plus parfaite, la révélation primitive est une conséquence fatale que le philosophe rationaliste peut accepter. Réduite à sa plus simple expression ou à la croyance que la Créature première a dû avoir en son Créateur, la révélation primitive est la croyance falaIe en Dieu. Oui! La première Créature a obligatoirement connu son Créateur, et, comme conséquence, elle a connu le but de sa création, c‘est-à-dire non-seulement sa nature, mais ce qu’elle devait croire et faire pour accomplir sa mission terrestre, et pour arriver à sa destinée ultérieure. Or, puisque l’homme cherche quelle est sa mission sur la terre et quelle est la formule de Dieu (puisqu’il faut s’exprimer ainsi), c’est que l’homme a oublié l’une et l’autre.
Ici se place le dogme conservé dans toutes les religions de la chute de l’Homme par le fait de sa transgression volontaire à la loi de son Créateur, et le dogme, sa conséquence, de la promesse divine de la réhabilitation.
[14]. M. Jacolliot dit, page 360 : « Nous écrivons Christna plutôt que Kristna, parce que le kh aspiré ne saurait être philologiquement mieux rendu par notre ch, qui est lui aussi une aspiration, que par le k simple. »
— Quant à moi, j’écris Krichna parce que mon interprète hindou écrivait en français Khrishna. Or, je dis que notre k rend très-bien l’aspiration kh, car dans beaucoup de dialectes hindous le mot est écrit par un c et non par un kh; enfin, que ch rend mieux la prononciation finale du sh que le st nécessaire a M. Jacolliot pour écrire Christna.

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