« Il faut étudier pour savoir, savoir pour comprendre, comprendre pour juger. » Louis Jacolliot (1837-1890)
Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.
- À propos du monothéisme
- Dialogue entre un brahmane et un missionnaire sur la question de Dieu
- Jacolliot indianiste par passion
- Krishna & le Christ : qui procède de qui ?
- Krishna & le Christ : qui procède de qui ? (suite)
- Manou – Manès – Minos – Mosès
- Minos et la Grèce
- Les parias d’Égypte et Moïse
- Impossibilité de l’influence biblique sur le monde ancien
- Quelques preuves particulières de l’influence indoue par l’Égypte sur la société hébraïque
- Zeus – Iezeus – Isis – Jésus
- Naissance de l’homme : Adima – Héva – L’île de Ceylan (Srilanka)
- Le déluge d’après le Maha-Baharata et les traditions brahmaniques
- Naissance de la vierge Devanaguy – Naissance de Christna
- Christna commence à prêcher la loi nouvelle… Ses disciples… Ardjouna… Conversion de Sarawasta
- Transfiguration de Christna – Ses disciples lui donnent le nom de Iezeus (la pure essence)
- Impossibilité de la vie du Christ telle que l’ont écrite les Évangiles
- La race des Aryas – Aryens ?
- Yavana & Nourvady ou la source des cantiques
- Quelques mots sur la chronologie des Indous
- Une preuve mathématique
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Nous avons présenté lors de la publication du dernier article au sujet du monothéisme quelques extraits d’un auteur aujourd’hui complètement oublié pour ne pas dire enterré, Louis Jacolliot. En parcourant ses écrits en matière de religion et de spiritualité, nous avons décidé de continuer à le présenter sur notre site dans une série de plusieurs articles sur le thème du rapport entre l’Occident et l’Orient. En parcourant la toile, on s’aperçoit que cet homme de lettres du XIXe siècle n’est pas perçu à sa juste valeur. À un auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, Wikipedia consacre quelques lignes en laissant croire que ses travaux ne sont pas fiables d’après des spécialistes de l’Inde. Nous connaissons l’opinion de Wikipedia sur les questions sensibles. Il ne faut pas compter sur lui pour aller vers la lumière. Sinon il existe bien un site qui lui consacre une biographie plus fournie, mais là, on retient seulement ses œuvres littéraires en rapport avec les voyages. Par contre il y a pas mal de sites en espagnol ou en anglais qui parlent de lui : nul n’est prophète dans son royaume ? Pour ceux qui connaissent le monde des lettres et des éditions, la meilleure façon d’enterrer un auteur c’est de ne pas en parler, le silence assourdissant suffi à se retourner contre l’auteur visé. Nous posons alors une question en corollaire : est-ce qu’une œuvre connue des médias, encensé par les spécialistes et présenté à la meilleure place dans une librairie est une preuve, un garant de qualité ? Nous laissons la réponse à nos internautes pour nous borner à extraire d’autres passages de Jacolliot qui nous semblent intéressants pour la compréhension de notre passé commun de l’humanité toute entière. Dès aujourd’hui nous pouvons annoncer à nos lecteurs que cette série d’articles comporte plusieurs épisodes. Nous allons voir successivement la version indienne :
– de la création des premiers hommes : Adima et Héva qu’on pourra ainsi comparer avec la Genèse de la Bible ;
– du déluge ;
– la filiation entre Manou, Manès, Minos, Mosès (Moïse) ;
– la filiation entre Zeus, Iezeus, Isis, Jésus ;
– Moïse et les Hébreux à la sortie d’Égypte ;
et bien d’autres choses encore à découvrir.
Pour commencer nous reproduisons un dialogue/duel entre un brahmane et un missionnaire sur la question de Dieu que Jacolliot a eu la finesse d’esprit de nous rapporter. Nous signalons aussi que Jacolliot utilisait des anciennes graphies pour certains termes : brahme pour brahman, indou pour hindou, pundit pour pandit, samscrit pour sanscrit, etc., c’était de son époque.
Dernière mise au point à l’adresse des jeunes qui n’arrivent plus à situer les faits, les événements dans leur contexte historique, culturel, etc., et pour cause : l’Éducation nationale a changé la méthode d’enseignement d’histoire en écartant la chronologie, laissant les élèves flotter comme des bulles d’air avec leur matière, on n’arrête pas le progrès!
Puisqu’il s’agit de l’Inde qui a laissé moins de traces dans les rapports avec la France que l’Afrique francophone ou l’Indochine qui étaient des colonies françaises, nous allons remonter un peu au passé pour situer ce dialogue entre brahmane et missionnaire dans son contexte historique.
En 1498 Vasco de Gama, le célèbre navigateur portugais poursuit la voie tracée par Bartolomeu Dias qui avait réussi à passer le cap de Bonne-Espérance en 1488, atteint Calicut sur la côte ouest de l’Inde grâce aux renseignements sur la mousson fournis par un Arabe. En 1502 Vasco de Gama entama une deuxième expédition avec cette fois 20 navires et fit bombarder Calicut pour s’emparer du commerce : métaux d’Europe contre les épices de l’Inde. Il ne s’agit pas de l’oeuvre d’un aventurier, d’un brigand ou d’un pirate sur les mers du Sud, mais bien d’une action relevant d’un État contre un autre État étranger qui ne lui avait rien fait, car les expéditions de Vasco de Gama étaient financées par le roi du Portugal. Voilà comment débutèrent les relations entre l’Occident et l’Asie du Sud.
La brèche a été ouverte, les Portugais n’avaient qu’à s’y engouffrer pour renforcer leur position. C’était aussi une terre « vierge » pour l’Église vaticane qui voyait par là une possibilité immense de conversion. En 1541 à la demande du roi du Portugal Jean III, François Xavier qui avait été ordonné prêtre en 1537 fut envoyé à Goa, une province occidentale des Indes, par le Pape Paul III pour y évangéliser les peuples. François Xavier était aussi le cofondateur avec Ignace de Loyola, en 1534 de la Compagnie de Jésus, la congrégation des jésuites. Il passa dix ans entre l’Inde et le Japon et mourut en 1552 lors d’un voyage à Malacca. Il fut canonisé en 1622, le voilà devenu saint.
Début XVIIe siècle les Portugais ont été évincés par les Hollandais qui sont à leur tour poussés à la sortie par les Anglais. Les rivalités entre Français et Anglais ont débouché au XVIIIe siècle sur une guerre et ces derniers ont réussi à marginaliser leurs concurrents français. Si l’ensemble du territoire de l’Inde a été soumis à la couronne britannique, la présence française était tolérée à travers les cinq comptoirs que furent Chandernagor (1673), Pondichéry (1674), Mahé (1721), Yanaon (1723) et Karical (1738).
Nous voici au seuil du XIXe siècle, le siècle des colonies dont les deux plus grands empires concurrents au faîte de leur gloire étaient la Grande Bretagne et la France (qui ont toujours leurs colonies immergées dans la « mère-patrie », mais plus ou moins soumises : l’Irlande du Nord, les Malouines pour la Grande-Bretagne, les Antilles, les Îles Marquises dont Tahiti, la Nouvelle Calédonie ou Kanaky). On voit déjà que l’histoire politique et l’histoire de l’évangélisation sont étroitement liées comme les cordelettes d’une tresse : les uns occupent le territoire d’autres peuples et les autres à la conquête de leur âme.
Tout ce contexte pour expliquer la présence de Louis Jacolliot en Inde au XIXe siècle : il était nommé président du tribunal de Chandernagor, un représentant officiel de la France, et un homme de justice donc. C’est sans doute cette idée de justice qui a motivé ses recherches sur la civilisation antique de l’Inde à travers des écrits anciens dont la garde a été confiée aux brahmanes, pour rendre à l’Inde ce qui lui revenait. D’après ses écrits, on peut dire sans risque d’erreurs qu’il a gagné la confiance de plusieurs brahmanes dépositaires des connaissances anciennes, ce sont eux qui ont bien voulu lui ouvrir les yeux sur les textes anciens qui allèrent renouveler sa vision du monde malgré des décennies d’études indianistes ouvertes au XVIIIe siècle. En tant que Français les Indiens étaient sans doute moins hostiles à son égard sinon ils devaient l’apprécier pour ses qualités d’homme contrairement aux Anglais qui étaient haïs pour leur statut d’occupants.
Nous voici en présence du missionnaire qui débarque en Inde dans le but d’évangéliser les Indiens considérés comme des enfants incultes voués aux cultes des idoles. Mais l’Inde n’est pas un terrain vierge comme voulaient faire croire les missionnaires, elle a son histoire bien ancrée dans le temps ; les traces de sa civilisation, de sa culture, de sa philosophie, de sa littérature, de son architecture ont été gravées dans la pierre, dans le roc, sur les feuilles de latanier et transmises de génération en génération puis cristallisées en traditions.
Voici un jeune novice arrogant, suffisant et conquérant qui veut apprendre à un vieux sage comment prier.
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Inutilité et impuissance du missionnaire chrétien dans l’Inde
Si, comme l’a dit le R. P. Dubois, la justice, l’humanité, la bonne foi, la compassion, le désintéressement, toutes les vertus enfin étaient familières aux anciens brahmes; s’il est vrai de soutenir également avec lui que les Indous professent les mêmes principes de morale que nous, on a la clef du complet insuccès des missionnaires dans l’Inde, insuccès du reste avoué par un grand nombre d’entre eux, sans qu’ils osent ou veuillent en donner les motifs.
« Pourquoi changerais-je de religion? me disait un jour un brahme avec lequel je discourais sur ces matières.
« Nous avons aussi bien que vous , si ce n’est mieux, et vous ne datez tout cela que de dix-huit siècles, tandis que notre croyance se rattache sans interruption à la création du monde.
« Dieu, suivant vous, et vous le rabaissez, s’y est mis à plusieurs fois pour vous doter d’une religion ; suivant nous, il a révélé sa loi en nous créant.
« Chaque fois que l’homme s’est égaré, il s’est manifesté à lui pour le rappeler à la foi primitive.
« En dernier lieu, il s’est incarné dans la personne de Christna, qui est venu non point guider l’humanité dans des lois nouvelles, mais effacer la faute originelle et épurer la morale.
« Cette incarnation, vous nous l’avez prise, comme vous nous avez pris la tradition de la création d’Adima et d’Heva.
« Nous en attendons encore une autre avant la fin du monde, c’est celle de Christna revenant combattre le prince des Rackchasas déguisé en cheval, et d’après ce que vous venez de me raconter de votre Apocalypse, vous nous avez emprunté également cette prophétie.
« Votre religion n’est qu’une infiltration, un souvenir de la nôtre, pourquoi voudriez-vous me la faire adopter?
« Commencez donc, si vous voulez réussir, par ne pas m’enseigner des principes que je retrouve dans tous nos livres saints et une morale que nous professions dans l’Inde bien avant que l’Europe eût ouvert les yeux à la lumière et à la civilisation. »
Tout cela était de la plus exacte vérité, et il n’y avait rien à répondre.
Et dès lors que voulez-vous donc apporter à ces peuples ? des cérémonies extérieures, la forme d’un culte; ce sont les manifestations sensibles et non la base d’une religion, et que faire quand les bases sont les mêmes?
Sans doute les Indous ont oublié leurs croyances primitives, la pureté de la morale de Christna dans la pratique, mais leur démoralisation ne vient point de l’ignorance; ils connaissent parfaitement leurs dogmes et tous les grands principes de la conscience.
Que l’Europe ne leur jette point tant la pierre! au milieu de ses luttes, de ses ambitions de toute nature, elle serait fort malvenue à se décerner une palme de moralité.
Sans doute les Indous actuels ont substitué à leur culte les pratiques les plus superstitieuses. Que voulez-vous? grâce à leurs prêtres, ils ont fini par délaisser Dieu, pour adorer les faiseurs de miracles, les anges et les saints, les devas et les richis. Et après?
Est-ce que nous n’avons pas aussi nos miracles de la Valette et autres lieux, nos saints qui guérissent les aveugles, les boiteux, les sourds , les écrouelles et les engelures?…
Pourquoi les Indous n’auraient-ils pas les leurs ? Je me trouvais un jour dans un village aux environs de Trichnapoli, grande ville de la pointe orientale de l’Inde, où un missionnaire fraîchement débarqué cherchait à faire quelques prosélytes. Un brahme théologien se présenta à lui, comme cela, se pratique toujours en pareille circonstance, et lui proposa une discussion publique sur les matières religieuses qui lui conviendraient.
Le prêtre, qui parlait parfaitement le tamoul, accepta ; s’il eût refusé, il se fût coulé dans l’opinion publique, et tout Indou à qui il eût voulu, dans ce district, parler de religion lui eût infailliblement répondu : « Pourquoi as-tu craint de te mesurer avec notre brahme? »
La réunion fut fixée au dimanche suivant. Les Indous sont très-friands de ces assemblées, de ces tournois de la parole; hommes, femmes, enfants, tout le monde s’y rend, écoute avec intérêt, s’échauffe à la lutte, et ce qu’on ne croirait peut-être pas, poursuit impitoyablement de ses huées le vaincu, et avec la plus grande impartialité, que ce soit le brahme ou Le missionnaire.
On trouvera cela moins étonnant quand on saura qu’il n’est pas un Indou, quel que soit son rang et sa caste, qui ne connaisse les principes de l’Écriture sacrée, c’est-à-dire des Védas, et qui ne sache parfaitement lire et écrire.
11 est un proverbe indou qui dit : — Celui-là n’est pas un homme qui ne sait pas fixer sa pensée sur une olle (feuille de palmier préparée pour écrire).
Le dimanche venu, le village entier se réunit sous l’ombrage de vastes multipliants, qui faisaient une salle naturelle pleine de fraîcheur. Je me plaçai à quelques pas des deux antagonistes, et la joute commença.
Dès les premières paroles échangées, je compris ce qui allait inévitablement arriver. Le Brahme, esprit fin, subtil, s’empara immédiatement de la discussion pour la diriger, et voici le curieux dia logue qui s’établit entre eux :
Le Brahme
Qui es-tu? d’où viens-tu? que veux-tu?
Le Missionnaire
Je suis prêtre, et je viens de par delà les mers pour vous enseigner le vrai Dieu.
Le Brahme
Pour avoir pris la peine de venir de si loin, tu dois nous apporter d’excellentes choses. Mais pourquoi dis-tu le vrai Dieu? Est-ce que tu en connais plusieurs? Pour moi, il n’y en a qu’un seul pour tous les mondes et pour tous les peuples.
Le Missionnaire
Je n’en connais qu’un seul également, et c’est au nom de celui-là que je parle et que je viens combattre les faux dieux engendrés par la superstition.
Le Brahme
Puisque tu viens prêcher parmi nous, à ton avis le Dieu que nous adorons n’est point le véritable?
Le Missionnaire
Tu l’as dit.
Le Brahme
Mais alors quel est donc ton Dieu? Le nôtre, Manou le définit ainsi : « Celui qui existe par lui-même de toute éternité, que l’esprit conçoit, mais ne peut percevoir, qui est sans parties visibles, échappe aux organes des sens, infini et omnipotent, créateur de tout ce qui existe, et dont la mystérieuse unité est composée de trois personnes, Brahma, Vischnou et Siva. » Ce n’est pas notre Dieu, je me trompe en l’appelant ainsi ; Dieu n’appartient pas à un homme, à une caste, à une contrée, c’est le Dieu de toutes les créatures. Oseras-tu dire que c’est la superstition qui me fait parler ainsi ?
Le Missionnaire
Non, et si tu crois au seul et unique Dieu, maître de cet univers, nous sommes bien près de nous entendre. Seulement l’idée que tu te fais de Dieu n’est point complètement la mienne.
Vous ne parlez sans cesse de l’unité de Dieu que pour en suite la diviser à l’infini. D’après vos livres saints, votre Dieu n’agit pas, il délègue sa puissance à droite et à gauche, aux devas d’abord ; ces derniers à leur tour se donnent des mandataires, ce sont les personnages appelés
Maharichis, Atri, Angiras, Poulastya, Poulaha, Cratou, Pratchitas, Vasichta, Brigou et Narada. Je le répète, votre théologie ne semble reconnaître l’unité de Dieu que pour la renverser après.
Le Brahme
Je veux croire que tu es de bonne foi ; mais tu tombes dans de grossières erreurs. Depuis quand les fictions des poètes peuvent-elles servir de base à une croyance religieuse ? et parce que la foule honore de saints hommes qui nous ont précédés sur la terre, crois-tu donc qu’elle les égale à Dieu ? Le sectateur de Brahma ne reconnaît que lui, n’adore que lui; qu’importe les êtres qu’il a créés et les missions qu’il lui a plu de donner à ses prophètes, puisque tout, suivant nous, est une incarnation de sa puissance!
Tes arguments se retournent contre toi : n’as-tu pas dans ta religion des anges, des prophètes et des saints? Pourquoi descendre dans les détails de nos livres sacrés, qui sont le plus souvent des allégories que tu ne saurais comprendre?
Pourquoi chercher à renverser nos traditions , aussi vieilles que le monde, sans les avoir étudiées et approfondies? Tu vois que je n’imite pas ton exemple et que je n’attaque pas tes croyances, bien que je ne les partage pas.
Le Missionnaire
C’est à la morale que tu en reconnaîtras la bonté.
Le Brahme
Et que dit donc ta morale que ne nous enseigne aussi la nôtre? As-tu lu les entretiens de Christna et d’Ardjouna? et les sublimes enseignements du divin fils de la vierge Devanaguy?
Crois-tu donc que nous ne sachions pas distinguer le bien du mal, et qu’il était besoin que tu traversasses les mers pour venir nous parler de choses que nous connaissons aussi bien que toi? Est-ce que notre religion ne nous fait pas une loi de nous secourir les uns les autres? est-ce que nous repoussons la faiblesse et la misère? Nos routes sont pleines de chauderies, où le voyageur, où l’infirme reçoivent un asile et ce qui est nécessaire à leurs besoins.
Est-ce que nous ne vénérons pas pas nos parents et nos ancêtres même mieux que vous? Nous portons d’eux un deuil éternel, et chaque année nous célébrons leur naissance sur la terre et leur mort, qui est leur naissance en l’autre vie.
A ces paroles, un murmure approbateur circula dans la foule ; le brahme commençait à gagner sur le prêtre.
Le Missionnaire (avec véhémence)
Eh bien ! vous tous qui m’écoutez, puisque vous prétendez posséder une morale aussi pure que celle de l’Évangile, que je viens vous apporter, pourquoi ne la mettez-vous pas en pratique? pourquoi dépensez-vous les jours que le Seigneur vous a donnés à satisfaire les plus honteuses passions, à vous plonger dans la débauche la plus éhontée? Pourquoi laissez -vous vos enfants dès l’âge le plus tendre se livrer au vol, au mensonge et à l’impureté? Pensez-vous former ainsi des hommes selon la loi de Dieu? Qu’avez-vous fait de vos femmes? Des instruments de plaisir, des êtres abrutis, incapables de dévouement et d’affection, des esclaves que vous achetez et parquez comme vos troupeaux.
Ô vous qui repoussez la lumière que le Seigneur vous envoie, je vous le dis, vous porterez la peine de vos fautes, et quand le dernier jour sera venu, quand il faudra peser dans la balance éternelle vos bonnes actions et vos crimes, Dieu se détournera de vous et vous rejettera au nombre des maudits.
Le missionnaire continua encore longtemps sur ce thème ; une exaltation fébrile s’était emparée de lui ; il avait perdu de vue son sujet et ne discutait plus. Il prêchait comme dans une église catholique, et le sens de ses paroles était perdu pour la foule.
Aussi, quand le brahme reprit la parole, je compris que le prêtre allait être obligé de céder la place.
Le Brahme
Tu viens de te dévoiler par tes injustes attaques, et le but de ta venue parmi nous n’est point tel que tu nous l’avais annoncé tout d’abord. Un servant du Seigneur ne doit point donner l’exemple de la colère, et la parole sainte doit couler aussi douce que le miel et répandre sur ceux qui l’écoutent un parfum aussi suave que celui la fleur du lotus aimé de Vischnou. As-tu donc été mêlé à ces débauches dont tu parles et que tu nous reproches? as-tu pénétré dans l’intérieur de nos demeures? sais-tu ce qui s’y passe, à l’ombre des images des saints Maharichis, protecteurs du foyer domestique? Tu compares nos femmes à un troupeau d’esclaves ; lis la règle prescrite à leur égard par la sainte écriture et Manou, et tu reviendras à une opinion plus juste, parce qu’elle sera éclairée. Tu ne connais ni nos lois ni nos moeurs, et tu viens nous jeter l’anathème ! Ce n’est pas ici que ta parole peut être utile; va donc prêcher les tiens, à Bombay, à Madras et à Calcutta, ils en ont plus besoin que nous. Tu les verras manquer à leur parole, tromper l’Indou pour s’enrichir, et pour satisfaire leurs passions acheter nos jeunes filles vierges avec l’or qu’ils nous volent. Si tu veux rendre service à l’Inde, va donc leur dire que ce ne sont point les exemples qu’ils devraient nous donner, et que nous augurons mal d’une religion qui ne sait ni retenir ni châtier des hommes aussi corrompus.
En disant ces mots, le brahme se leva au milieu des applaudissements de son auditoire , qui le reconduisit avec les marques du plus grand respect jusqu’à sa demeure.
Je n’ai jamais vu ces sortes de luttes se terminer autrement.
Il est très vrai que l’Inde râle depuis des siècles sous la corruption, que la femme n’est plus aujourd’hui qu’un instrument de plaisir; mais dans le passé elle fut honorée et respectée. La loi a été vaincue parles moeurs; mais elle existe toujours, et le brahme se réfugie dans la loi. Puisque les Indous ont les mêmes principes de morale que nous, comment faire pour les battre sur le terrain des principes?… Et il faut avouer malheureusement que, si l’on sort de la spéculation pour porter la discussion dans le domaine des faits, là encore le brahme est fortement armé, car il n’est que trop vrai que l’Européen ne donne aux peuples de l’Inde que les plus pitoyables exemples d’honnêteté et de moralité.
Aussi, parmi les rares chrétiens, dont les cinq sixièmes sont parias, disséminés au milieu de plus de deux cents millions d’Indous, n’en trouverait-on peut-être pas un seul qui soit sincèrement attaché à la religion nouvelle. Et quels efforts les missionnaires ne sont-ils pas obligés de faire pour les convertir? Aux uns ils payent de petites pensions d’une ou deux roupies par mois, aux autres ils fournissent le riz nécessaire à leur nourriture, et dès que l’on cesse de servir l’une et de donner l’autre , le chrétien disparaît.
Avec cela, il faut leur permettre de conserver tous leurs usages de caste, toutes leurs cérémonies païennes pour les naissances, les mariages, les morts et le culte des ancêtres, et on est obligé, sous peine de voir tous les prosélytes disparaître à l’instant, de parquer les parias dans les églises et de ne pas leur permettre l’approche des gens de caste.
Il est même certains temples qui ont été bâtis par les Indous des classes élevées, avec cette condition que l’entrée n’en serait point permise à ces pauvres proscrits, et les missionnaires, non-seulement ont accepté cette clause, mais encore la font sévèrement exécuter.
Un jour, j’entrai visiter une petite église, dans le village d’Arian-Coupam, à quelques milles de Pondichéry, suivi d’un domestique qui était paria. A la vue de ce dernier, tous les Indous se levèrent effarouchés; la cérémonie fut arrêtée, et le prêtre qui officiait vint me dire que ce temple appartenait à des gens de caste, et que mon domestique paria n’avait pas le droit d’y entrer.
Je m’empressai de quitter moi-même la place, en admirant toutefois l’esprit évangélique de ces nouvelles doctrines. Sont-ce bien les ministres de Jésus, de celui qui est venu relever l’opprimé et protéger le faible, qui descendent à de pareils subterfuges?… Je dis tout cela sans parti pris et seulement parce que cela est. Et je mets au défi quiconque a vécu dans l’Inde de contredire la véracité de ce que j’avance. Mais ce qui m’a le plus attristé encore a été de voir, dans les processions chrétiennes du Carnatique, Jésus, la Vierge et les saints gesticuler, pleurer, jouer la comédie et imiter, grâce à un mécanisme intérieur des statues, les indignes momeries des idoles païennes. Comme j’en parlais à un missionnaire, en lui disant que son culte n’avait rien à gagner à ces sortes de superstitions, il me répondit en ces termes :
« L’indou est un peuple d’enfants; nous sommes obligés de le séduire par la vue, de lutter de magnificence avec les sectateurs de Brahma. Les processions de ces derniers parlent aux sens : les statues de leurs dieux, mues par des ressorts invisibles, semblent vivantes sur leurs estrades.
Nous sommes forcés d’agir de même pour nos cérémonies, sans cela nous paraîtrions inférieurs aux brahmes, ce qui serait un grand danger dans ce pays, où l’imagination joue un si grand rôle.»
— Mais, mon père, hasardais-je timidement, ne sont-ce pas là précisément ces rites malabares qui ont été si solennellement condamnés à Rome?…
Il me tourna le dos.
Le lecteur nous saura gré sans doute de quelques explications sur cette matière.
Les jésuites, qui furent les premiers à venir prêcher l’Évangile dans l’Inde, s’aperçurent vite qu’ils n’arriveraient à rien avec les moyens ordinaires; ils n’avaient pas devant eux un peuple naïf et sauvage, mais bien une nation civilisée, tenant par-dessus tout à sa religion, à ses moeurs et à ses coutumes.
Ils se vêtirent alors à la manière indoue et se prétendirent des brahmes venus de l’Occident pour rappeler au peuple ses anciennes croyances, qu’il avait abandonnées.
Non-seulement ils respectèrent les castes, les cérémonies, les préjugés, les superstitions, mais encore ils les adoptèrent, les firent leurs, et s’identifièrent si bien avec les Indous qu’ils parvinrent à se faire adopter et à gagner quelques partisans.
Jalouses de leurs succès, quelques congrégation rivales les attaquèrent devant la cour de Rome pour avoir ainsi rabaissé la religion en la faisant se prêter à des transactions qui portaient atteinte à la pureté de ses principes.
Les jésuites furent solennellement condamnés par le pape, qui, sous le nom de rites malabares, proscrivit leur mode de procéder et annula, comme contraires à la loi catholique, toutes les concessions qu’ils avaient faites à l’esprit du pays.
Les Missions étrangères reçurent leur succession, avec ordre de renverser tout ce qui avait été fait par leurs prédécesseurs et de ramener les chrétiens indous à la foi évangélique. Les missionnaires qui avaient sapé l’autorité des jésuites à leur profit savaient parfaitement qu’il leur serait impossible de se conduire autrement qu’eux, à moins de vouloir fermer les temples et chasser les rares convertis. Ils ne tenaient qu’à les remplacer, et le but acquis, ils se hâtèrent d’adopter eux-mêmes tous les rites malabares et de faire encore de plus amples concessions.
Ainsi l’habit qu’ils ont adopté à l’usage des campagnes est presque entièrement indou, et le bonnet qu’ils portent dans les cérémonies est identique à celui des brahmes officiants.
Comme je viens de le dire, ils parquent les parias, et, non-contents de cela, ils affectent dans leurs conversations avec les gens de haute caste de tenir eux-mêmes ces pauvres proscrits pour des êtres impurs.
Le croirait-on? ils n’ont même pas reculé devant des superstitions qui sont de l’essence même du brahmanisme, ils ne mangent jamais de boeuf qu’en cachette…
On sait que cet animal est révéré par les Indous et que leurs anciennes lois punissaient sévèrement son meurtrier.
Bien plus, s’ils habitent un district dont les habitants appartiennent aux castes qui ne mangent jamais de chair, de quelque nature qu’elle soit, ils les imitent et vivent comme eux de riz et de légumes.
« Quand nous sommes seuls, me disait un jour l’un d’eux, nous plumons bien quelquefois la poule… mais le moins souvent possible; cela éloignerait nos chrétiens de nous, si nous étions surpris. »
Tout cela est de la plus rigoureuse vérité, et il n’est pas un seul missionnaire ayant vécu dans ces contrées qui ose rait se lever pour contredire nos paroles.
Il est encore bien d’autres questions que je pourrais soulever, si elles ne touchaient à des points trop délicats pour être traités ici…
Je ne sais ce que l’avenir réserve à l’Inde; mais ce que je puis assurer , c’est que ce n’est pas ainsi qu’on la régénérera.
Extraits de Louis Jacolliot, La Bible dans l’Inde. Vie de Iezeus Christna, A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie. Éditeurs, Paris, 1869, pp. 329-340.
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Illustration :
Saint François Xavier : http://reflexionchretienne.e-monsite.com/
Brahmane : http://anecdonet.free.fr/