Manou – Manès – Minos – Mosès

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« Quand la durée de la dissolution, dit Manou, fut à son terme, alors le Seigneur existant par  lui-même, qui n’est pas à la portée des sens  externes, rendant perceptibles ce monde avec  les cinq éléments, et les autres principes  resplendissant de l’éclat le plus pur, parut et développa la nature. » 

Afin de rendre la lecture plus fluide, nous insérons au début de chaque article des liens de cette série inédite d’une vingtaine d’extraits de plusieurs ouvrages sur l’origine du christianisme et ses rapports avec les anciennes religions de l’Inde, bref une comparaison de la Bible avec les anciens textes sanscrits. C’était l’oeuvre de Louis Jacolliot (1837 – 1890), magistrat français aux Indes au temps de la colonisation.

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Pour montrer que « l’Inde a été le foyer générateur de toutes les religions du monde ancien », Jacolliot s’est attaché à le démontrer en s’appuyant sur des textes sanskrits anciens, en étudiant les traditions religieuses, philosophiques, morales, l’histoire, la langue, les arts et les monuments et les vestiges de l’Inde antique.
Nous voici en première étape : le premier législateur Manou a inspiré par la suite d’autres législateurs des contrées lointaines principalement l’Asie mineure, l’Égypte, la Grèce, et à certains égards la Perse.

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Un homme donne à l’Inde des lois politiques et religieuses, et il s’appelle Manou.
Le législateur égyptien reçoit le nom de Manès.
Un Crétois se rend en Égypte pour étudier les institutions dont il veut doter son pays, et l’histoire conserve son souvenir sous le nom de Minos.
Enfin le libérateur de la caste asservie des Hébreux fonde une société nouvelle, et se nomme Mosès.
Manou, Manès, Minos, Mosès, ces quatre noms dominent le monde ancien tout entier; ils apparaissent au berceau de quatre peuples différents, venant jouer le même rôle, entourés de la même auréole mystérieuse, tous quatre législateurs et grands-prêtres, tous quatre fondant des sociétés sacerdotales et théocratiques.
Qu’ils aient procédé les uns des autres, que Manou ait été leur précurseur, cela ne peut faire l’ombre d’un doute, en présence de la similitude des noms et de l’identité des institutions qu’ils ont créées.
En sanscrit, Manou signifie l’homme par excellence, le législateur.
Manès, Minos et Mosès ne proviennent-ils pas de la même racine sanscrite? Ces noms n’accusent-ils pas une origine unique et incontestable, et dont on ne peut attribuer les variations, bien légères du reste, de la prononciation et de l’écriture , qu’aux langues égyptienne, grecque et hébraïque, qui toutes trois, en s’emparant de ce nom primitif de Manou , devaient nécessairement l’écrire avec des changements appropriés à leur génie et à leurs formes particulières ?
Nous avons là, en sachant le suivre, le fil de Dédale qui doit nous diriger dans nos recherches à travers les civilisations antiques, et un immense champ d’exploitation du quel vont surgir en foule les preuves les plus convaincantes en faveur de la paternité de l’Inde et de son influence directe sur toutes les nations des temps anciens.
C’est par là aussi que nous allons pouvoir remonter aux sources uniques de la révélation et de toutes les traditions religieuses.
Quand nous aurons démontré que l’Égyptien Manès, le Crétois Minos et l’Hébreu Mosès ne sont que les continuateurs de Manou, alors qu’on ne pourra plus nier que l’antiquité n’ait été qu’une émanation indoue, plus facile sera la tâche que nous nous sommes imposée, de faire remonter à la haute Asie les origines de la Bible, et de prouver que l’influence et les souvenirs du berceau se continuant à travers les âges, Jésus-Christ est venu régénérer le monde nouveau, en suivant l’exemple de Iezeus Christna, qui avait régénéré l’ancien monde.
Au seuil de chaque civilisation qui se fonde, paraissent des hommes qui, plus intelligents que leurs frères, s’imposent aux masses dans un but de domination ou de progrès ; seuls contre tous, alors que la force brutale est la loi suprême, la condition du pouvoir qu’ils cherchent à fonder est de chercher un appui dans cette idée de l’Être suprême, laissée par le Créateur dans la conscience de tous, et alors ils s’entourent d’une mystérieuse auréole, dissimulent leur origine, s’intitulent prophètes ou envoyés célestes, et appellent à eux, pour se faire accepter plus facilement , les fables, les prodiges, les songes, les révélations obscures qu’ils prétendent seuls pouvoir expliquer, ainsi que tous les phénomènes physiques, qui deviennent sous leur main habile des manifestations de la colère céleste qu’ils peuvent susciter ou apaiser à leur gré.
De là les mythes de toutes natures qui entourent l’enfance de la plupart des nations, et que l’histoire s’est habituée à enregistrer pieusement, sans voir qu’elle enracinait ainsi de ridicules préjugés et leur donnait de l’authenticité, au lieu de les combattre énergiquement et de les reléguer dans le domaine du rêve et de la poésie.
C’est à l’aide de cela que les ambitieux ont asservi, dominé les peuples dans les temps anciens; c’est encore à l’aide de ces souvenirs fabuleux que l’on tente de les asservir aujourd’hui.
Manou, en s’unissant aux brahmes et aux prêtres pour renverser la primitive société des Vedas, a été le point de départ de l’abaissement et de la ruine de son pays, étouffé sous une théocratie égoïste et corrompue.
Son successeur Manès, en asservissant l’Égypte sous la domination des prêtres, lui préparait l’immobilité et l’oubli.
Et Mosès ou Moïse, poursuivant avec un égal succès le rôle despotique de ses devanciers, n’a su faire de sa nation, appelée si pompeusement le peuple de Dieu, qu’un troupeau d’esclaves, bien discipliné pour le joug, et constamment emmené en servitude par les populations étrangères ses voisines.
À Athènes et à Rome se produisirent, il est vrai, quelques éclairs de libre pensée, quelques velléités d’indépendance; mais entourées de nations abruties et en pleine décadence, elles devaient subir le sort commun, et elles tombèrent parce qu’elles furent sans force pour lutter contre la corruption générale.
Une ère nouvelle se leva; l’idée religieuse épurée tenta la régénération par la morale, le libre arbitre et la raison.
Mais le philosophe chrétien devint bientôt un révolutionnaire pour ses successeurs, qui sortirent des catacombes pour s’asseoir sur des trônes, et à partir de ce moment s’appliquèrent sans relâche à dénaturer les principes de maître et à substituer à cette sublime parole :
« Mon royaume n’est pas de ce monde, »
cette autre, qui menace de faire son chemin :
« Le monde entier est notre royaume. »

Prenons garde, les temps brahmaniques, sacerdotaux et lévitiques, dans l’Inde, en Égypte et en Judée n’ont rien à nous opposer aux bûchers de l’inquisition, aux massacres des Vaudois, à la Saint-Barthélemy, pour laquelle Rome fit retentir Saint-Pierre d’un Te Deum d’allégresse.
Henri d’Allemagne, empereur et roi, passant trois jours les pieds dans la neige, la tête courbée sous la main stupide d’un prêtre fanatique, n’a pas eu son pendant sous les sectateurs de Brahma, d’Isis ou de Jehovah. Prenons garde !
89 est venu donner le signal de la lutte entre ceux qui, suivant la loi de Dieu, marchent en avant à la conquête du progrès et de la liberté, et ceux qui prétendent se servir de la loi de Dieu pour détruire la liberté et le progrès.
Pas de faiblesses; regardons en arrière, et voyons si nous voulons finir comme les nations de l’antiquité. Ayons la foi qui remercie Dieu de la raison qu’il nous a donnée; repoussons la foi qui fait de Dieu un instrument pour asservir la raison.
Voilà ce que me disent ces quatre noms de Manou, Manès, Minos et Mosès ; voilà les enseignements que je puise dans le passé et que me donne l’histoire dénuée de rêves, de préjugés et de superstitions, l’histoire que nous devrions faire étudier à nos enfants, au lieu de cette science de convention qui se prélasse dans les temps héroïques et fabuleux, élève des autels aux tueurs d’hommes, et préconise les sortilèges, les pythonisses, les miracles, Dieu et le diable, et la révélation.
Avant d’étudier l’influence politique et religieuse de Manou sur l’Inde, l’Égypte, la Judée, la Grèce et Rome, je ne puis résister au désir de jeter ici les bases d’un procès à l’histoire, qu’il nous faudra tôt ou tard juger, si nous voulons la régénérer, la rendre conforme à l’humanité et à nos aspirations vers l’avenir.
Je n’expose ici que des idées personnelles.
Les traitera de folies qui voudra.
Les admettra qui pensera y trouver quelques vérités !
(…)

Ligue de Manou et des Prêtres, pour confisquer à leur profit la société primitive des Védas. Création des castes

Divide et impera

Les Védas créèrent par la révélation religieuse une époque de foi ardente qui, bien que le libre arbitre et la raison aient été en honneur chez les premiers peuples de l’Inde, dut merveilleusement préparer le terrain pour l’œuvre de la domination brahmanique ou autrement dit des prêtres; domination qui s’établit dans cette antique contrée à la suite de l’avènement de Christna, qui vint accomplir la parole de Dieu et racheter l’humanité des fautes commises par ses ancêtres.
Certes s’il fut au monde une société, une civilisation fortement constituée, destinée à braver les siècles et à survivre aux invasions de toute nature, ce fut la société brahmanique, encore vivante aujourd’hui malgré la perte de son ancien prestige et de sa puissance politique. Comme elle avait su façonner ses hommes pour l’obéissance et le respect, ne laissant à leur volonté, à leur initiative aucun acte de vie publique ou privée, réglementant même le droit de manger et de se vêtir, elle avait supprimé à jamais ces deux adversaires gênants de tout pouvoir despotique, la volonté et la liberté.
D’où sont donc venu ces brahmes qui parlaient la langue la plus belle, la plus perfectionnée qui soit au monde, qui ont creusé, retourné, fouillé en tout sens le problème de la vie, et n’ont rien laissé à innover aux chercheurs de l’antiquité et des temps modernes dans le domaine des sciences morales, philosophiques et littéraires ? D’où sont donc venus ces hommes qui, après avoir tout étudié et tout mis en doute, tout renversé et tout reconstruit, en étaient arrivés, en dernière analyse, à rapporter tout à Dieu avec la foi la plus vivace, et, conséquents avec leurs principes, à édifier une société théocratique qui n’a pas eu d’égale, et, depuis plus de cinq mille ans, résiste à toute innovation, à tout progrès, fière de ses institutions, de ses croyances, de son immobilité.
Nous allons voir qu’elle fut la source de toutes les sociétés anciennes qui la copièrent plus ou moins servilement ou plutôt qui conservèrent la tradition portée aux quatre coins du globe par les émigrations successives.
Suivant les uns, les brahmes furent des envahisseurs guerriers qui asservirent l’Inde sous leurs lois; suivant les autres, les brahmes furent les descendants, les successeurs du novateur Christna, qui profitèrent des grands souvenirs laissés par ce dernier dans le peuple pour confisquer à leur profit la tradition religieuse et asseoir leur puissance.

La seconde de ces opinions paraît être la plus véritable, la plus conforme à la logique des faits. Si, en effet, la domination brahmanique eût été le résultat d’une invasion brutale, le pouvoir nouveau qui se serait fondé sans rejeter complètement l’influence religieuse eût été, sans aucun doute, plus féodal, et tout au moins les chefs des tribus envahissantes, en se faisant rois, n’eussent jamais consenti à se reléguer au second plan, et à n’être que les vassaux et les serviteurs de leurs prêtres.
Ce pouvoir sacerdotal n’a dû et n’a pu s’établir que grâce à la puissance habilement exploitée de l’idée religieuse sur les consciences ; sans cela il n’eût été accepté ni par les chefs ni par le peuple qui ne devaient retirer aucun avantage de leur esclavage. Les brahmes sentirent le besoin de donner une origine divine à la société qu’ils étaient parvenus à dominer; aussi, conservant pour eux la tradition primitive de l’Écriture sainte sur la Genèse et la création de l’homme, firent ils jouer à Brahma un rôle à leur convenance qui devait pour toujours assurer leur supériorité.
Ils eurent par la suite des imitateurs constants , et depuis eux on peut dire, l’histoire des peuples à la main, que Dieu ne fut plus que l’instrument docile du prêtre. Suivant eux : Brahma de sa bouche produisit le Brahme, c’est-à-dire le prêtre ; De son bras sortit le Tchatrias ou le roi ; De sa cuisse naquit le Vaysias ou le marchand et le cultivateur ; De son pied, enfin, il tira le Soudras, c’est-à-dire l’artisan, le serviteur, l’esclave des autres castes.
Aux Brahmes fut réservé l’enseignement des Védas ou Écriture sainte, l’accomplissement des sacrifices et la surveillance des rois.
Le Tchatrias eut pour devoir de gouverner, suivant la loi de Dieu, avec l’appui des prêtres, et de protéger le peuple.
Le Vaysias fut obligé de cultiver la terre, soigner les bestiaux, tisser les étoffes, fabriquer tous les objets nécessaires à la vie, pratiquer l’échange, faire le commerce et payer l’impôt.
Quant au Soudras, créé le dernier, il dut se résigner, ainsi que nous l’avons dit, à l’obéissance et au servage.
Chaque homme, et ce fut la règle inflexible, ne put ni pour services rendus, ni pour action d’éclat, ni pour tout autre motif sortir de la caste où il était né, et dès lors nulle ambition ne venant l’agiter, nul espoir d’une situation meilleure n’étant offert comme stimulant à son énergie, l’Indou, dont chaque pas, chaque mouvement, de la naissance à la mort, fut compté, réglementé par des habitudes et des lois, se plongea dans cette vie de rêve, de superstitions religieuses, de fanatisme et de matérialisme qui est encore celle qu’il mène aujourd’hui, et qui lui fait repousser tout changement comme un mal, tout progrès comme un crime.
Certes, les Brahmes se préparèrent ainsi une nation facile à gouverner, impuissante à secouer le joug, et sans force même pour se plaindre; ils en obtinrent longtemps honneurs, dévouements, richesses et respect. Mais du jour aussi où les populations du Nord regardèrent d’un œil jaloux les splendeurs et les richesses de l’Indoustan, du jour où l’invasion mongole lança contre eux ses hordes rapides, en vain il essayèrent de se défendre, tous leurs efforts furent impuissants à galvaniser pour la lutte ce peuple dont ils avaient fait un troupeau d’esclaves, et qu’ils avaient atrophié pour assurer leur domination.
Seuls les Tchatrias se firent tuer, mais sans pouvoir reculer l’heure fatale de la chute commune. Et les Brahmes, tout en implorant dans leurs pagodes un Dieu impuissant à les sauver, virent s’écrouler le prestige de leur nom et leur pouvoir politique, grâce aux précautions mêmes prises par eux pour les conserver.
Depuis, l’Inde a été la terre classique des invasions, et ses peuples se sont toujours soumis, sans murmure, au joug nouveau qui venait s’imposer, peut-être même n’assistaient-ils pas sans plaisir au renversement de ces hautes castes qui les avaient si longtemps dominés.
Parmi les écrivains anciens remontant à la civilisation des Védas était Manou, le sublime et sacré législateur. Les peuples en avaient conservé le souvenir; il avait inscrit en tête de ses lois religieuses et politiques la responsabilité des actes, l’égalité de l’homme, le libre arbitre et la liberté ; il était dangereux de le conserver tel quel, aussi les brahmes eurent-ils pour premier soin de falsifier cet ouvrage en le réduisant et l’adaptant à leurs nouvelles doctrines, en donnant le prétexte spécieux, à ceux qui auraient pu s’apercevoir de l’altération, que le livre original était réservé à l’étude des sages et des héros.
Nous lisons dans la préface d’un traité de législation de Rada, préface écrite par un des adeptes, un des complaisants du pouvoir brahmanique : « Manou ayant écrit les lois de Brahma en cent mille slocas ou distiques qui comprenaient vingt-quatre livres et mille chapitres, donna l’ouvrage à Narada, le sage parmi les sages, qui l’abrégea pour l’usage du genre humain en douze mille vers, qu’il donna à un fils de Bhrigou nommé Soumati, lequel, pour la plus grande facilité de la race humaine, les réduisit à quatre mille. Les mortels ne lisent que le second abrégé, fait par Soumati, tandis que les dieux du ciel inférieur et les musiciens célestes étudient le code primitif.
« Il est clair, ajoute William Jones, que les lois de Manou telles que nous les possédons, et qui ne comprennent que deux mille six cent quatre-vingts slocas, ne peuvent être l’ouvrage attribué à Soumati, qui est probablement celui qu’on désigne sous le nom de Vriddha- Manava ou ancien Code de Manou, et qu’on n’a pu encore reconstituer en entier, bien que de nombreux passages de ce livre aient été conservés par la tradition et cités souvent par les commentateurs.
Ainsi les Brahmes abrégèrent Manou et en firent un soutien de leurs nouvelles doctrines. Ce qui leur importait surtout était que les castes ne pussent franchir la ligne de démarcation par eux tracée, pour former un peuple qui eût pu réclamer son indépendance. Dans ce but ils prohibèrent non-seulement les mariages entre les castes différentes, mais encore toutes les associations, toutes réunions, de quelque nature qu’elles fussent.
On ne put même prier, manger ou se divertir qu’avec les gens de sa propre condition, et cela sous peine de dégradation et de bannissement.
Manava-Dharma-Sastra, livre X, slocas 96 et 97 :
« Que l’homme de basse naissance qui vit en se livrant aux occupations des classes supérieures, soit à l’instant privé par le roi de tout ce qu’il possède et banni.
« Il vaut mieux s’acquitter de ses propres fonctions d’une manière défectueuse que de remplir parfaitement celles d’un autre, car celui qui vit en accomplissant les devoirs d’une autre caste perd sur-le-champ la sienne. »
Cette prohibition atteignit les Brahmes et les rois aussi rigoureusement que les gens de basse extraction. On conçoit qu’il y avait nécessité plus urgente encore à ce que le mauvais exemple ne pût venir d’en haut.
Manava-Dharma-Sastra, livre X, slocas 91 et suivants :
« Si le brahme se fait marchand de grains au lieu de les employer à préparer sa nourriture et à en faire des oblations, qu’il revienne lui et ses descendants dans le corps d’un ver immonde au milieu des excréments d’un chien.
« S’il vend du sel, de la chair ou de la laque, il encourt la dégradation ; s’il vend du lait, il tombe immédiatement dans la caste des soudras.
« S’il vend d’autres marchandises moins dégradantes, au bout du septième jour il devient Vaysias.
« Le brahme devra plutôt mendier que de se livrer au moindre travail des mains et s’abaisser au niveau de l’artisan. »
Même ouvrage, sloca 102 et suivants :
« Le brahmane qui est tombé dans la misère doit recevoir de qui que ce soit; car, d’après la loi, il ne peut pas advenir que la pureté parfaite soit souillée.
« En enseignant la sainte Écriture, en dirigeant des sacrifices, en recevant des présents dans des cas interdits, les brahmes ne commettent aucune faute; s’ils sont malheureux, ils sont aussi purs que l’eau ou le feu.
« Celui qui, se trouvant en danger de mourir de faim, reçoit de la nourriture de n’importe qui, n’est pas plus souillé par le péché que l’éther subtil par la boue.
« Adjigarta, étant affamé, fut sur le point de faire périr son fils Sounahsèpha; cependant, il ne se rendit coupable d’aucun crime, car il cherchait un secours contre la famine. »
Le commentateur Collouca Batta dit que Adjigarta attacha son fils à un poteau pour l’offrir en holocauste au Seigneur, mais que ce dernier, satisfait de son obéissance, arrêta son bras. Nous reviendrons sur cette légende qui trouvera même sa place aux origines bibliques.
« Vamadèva, qui savait distinguer parfaitement le bien et le mal, ne fut nullement rendu impur pour avoir désiré, dans un moment où il était pressé par la faim, manger de la chair d’animaux immondes.
« Le rigide pénitent Bharadwadja, étant tourmenté par la faim, et seul dans une forêt déserte avec son fils, accepta plusieurs vaches de l’humble artisan Vridhou.
« Viswamitra, qui fut un saint personnage succombant de besoin, se décida à manger la cuisse d’un chien qu’il avait reçue d’un fossoyeur. »
On peut voir, d’après ces passages, si l’interdiction de tout travail, qui les eût fait déroger et perdre de leur prestige aux yeux de la foule, fut sévèrement formulé pour les brahmes.
Il en fut de même pour les rois et toutes les autres castes; rien ne fut égalé comme crime à la tentative de changer de situation, punie en ce monde par la dégradation et l’infamie, et dans l’autre par la migration des âmes souillées de ce forfait dans le corps des animaux les plus immondes.

A partir de ce moment, la brillante civilisation de l’Inde s’arrête, l’ignorance s’empare des masses qui, oublieuses de leur passé glorieux, ne songeant qu’à la satisfaction de leur sens, se plongèrent dans la corruption la plus éhontée, corruption favorisée par les prêtres au profit de leur influence.
Et seuls les Brahmes gardèrent par devers eux les antiques traditions philosophiques, religieuses et morales qui devinrent un sujet d’études privilégié pour cette caste, et un moyen de conserver les rois sous leur domination, par le double prestige du respect religieux et de la science.
Au culte religieux simple et pur de la révélation primitive et des Védas, ils substituèrent peu à peu pour la foule l’adoration de personnages nombreux qui, sous le nom de devas ou anges et saints, étaient regardés les uns comme les agents immédiats entre Dieu et ses créatures, les autres comme des Brahmes qui, après avoir vécu sur la terre dans la pratique de toutes les vertus, étaient allés s’absorber dans le sein de la divinité.
Brahma, la pure essence divine, n’eut bientôt plus d’autels, et les prières des mortels durent, pour parvenir à lui , s’adresser à ces êtres inférieurs dont les images peuplèrent les pagodes et les temples, et que Boudha vint essayer de renverser plus tard par une réforme qui n’est pas sans analogie avec celle tentée par Luther, au moyen âge.
Ce fut le coup le plus terrible porté à l’ancienne société indoue, la dernière main mise à cette œuvre de décadence et de décrépitude dont nous aurons bientôt l’occasion d’étudier les effets.
Le prêtre se renferma dans le dogme et le mystère, se prétendit le seul gardien, le seul dispensateur de la vérité en matière morale et religieuse, et, appelant à sou aide les lois civiles qui se mirent servilement à sa disposition, bannit la libre pensée et la raison, courba toute volonté, toute liberté sous la foi, et imagina, enfin, ce fameux adage qui depuis a su faire un assez beau chemin : « Qu’il n’y avait rien de plus agréable à Dieu que de croire sans comprendre ; que de s’incliner sans savoir; que d’apporter sur le parvis de ses temples une intelligence privée de ce qui constitue l’intelligence, c’est-à-dire l’examen et la croyance raisonnée. » ,
Nous allons voir bientôt l’Égypte, la Judée, la Grèce, Rome, toute l’antiquité, enfin, copier la société brahmanique dans ses castes, ses théories, ses opinions religieuses, et adopter ses Brahmes, ses prêtres, ses lévites comme elles avaient déjà adopté le langage, la législation et la philosophie de l’ancienne société des Vedas d’où leurs ancêtres étaient partis pour aller semer dans le monde toutes les grandes idées de la primitive révélation.
(…)

Manès et les prêtres – Leur influence sur l’Égypte

L’Égypte, par sa position géographique, a dû être nécessairement une des premières contrées colonisées par les émigrations de l’Inde, une des premières qui reçut l’influence de cette antique civilisation dont les rayons sont parvenus jusqu’à nous.
Cette vérité devient plus frappante encore lorsqu’on étudie les institutions de ce pays, tellement calquées sur celles de la haute Asie, qu’il est impossible à une autre opinion de se produire, et que les préventions les plus fortes doivent céder devant l’ensemble imposant de preuves que l’on peut présenter sur cette matière.
Je ne pourrai certes les donner toutes dans le cadre restreint que je me suis imposé, aussi bien on a déjà pu voir que, m’en tenant aux principes généraux, chaque chapitre de cet ouvrage deviendrait facilement un volume, si tous les sujets qu’il traite, toutes les questions qu’il soulève, étaient traités avec tous les développements qu’ils pourraient comporter.
Ce que je veux m’attacher surtout à démontrer, c’est la similitude des institutions civiles et politiques de tous les peuples de l’antiquité, l’unité d’initiation avec l’Inde pour initiatrice, comme je démontrerai plus tard, l’unité de la révélation religieuse avec l’Inde pour point de départ.
Que fut le gouvernement de l’Égypte, en nous reportant aux époques les plus reculées? Identiquement la copie de celui de l’Inde, sous l’inspiration du même législateur, Manou ou Manès, dont les lois avaient été conservées par la tradition émigrante, et servirent à fonder sur le sol nouveau une société semblable à celle de la mère-patrie.
Ce nom de Manou ou Manès, nous l’avons déjà dit, n’est pas un substantif s’appliquant à un homme déterminé ; sa signification sanscrite est : l’homme par excellence, le législateur. C’est un titre ambitionné par tous les pasteurs d’hommes de l’antiquité, qui leur a été décerné en récompense de leurs services, ou qu’eux-mêmes ont tenu à honneur de s’attribuer.
Aussi, comme nous l’avons vu, le premier Manou, celui de l’Inde, exerce-t-il sur les législations antiques la même influence que le Digeste de Justinien sur les lois modernes.
Sous la direction de ce législateur, l’Égypte fut tout naturellement théocratique et sacerdotale ; elle eut, comme l’Inde, un culte et une hiérarchie imposés avec la même sévérité, dans un même but de domination.
Au premier rang se trouve le prêtre, protecteur et gardien de toute vérité civile et religieuse, dominateur des rois et des peuples, émanation de Dieu, oint du Seigneur, irresponsable dans ses actes, au-dessus enfin de toutes les lois, comme il était au-dessus de tous les hommes.
Après lui vient le roi, que le prêtre veut bien laisser régner, à condition qu’il ne gouvernera que par ses inspirations et ses conseils.
Puis au-dessous nous trouvons, de même encore que dans l’Inde, le commerçant, chargé d’accroître la fortune des deux premières castes, de payer son luxe, ses caprices, ses débauches; et enfin l’artisan, ou travailleur, qui doit fournir des ouvriers, des domestiques, des esclaves…
Les prêtres se réservèrent la connaissance exclusive des sciences; c’est par les phénomènes physiques qu’eux seuls comprenaient qu’il leur était possible d’agir sur l’esprit des rois et de la foule. Ils gardèrent pour eux également les sublimes notions sur Dieu et la Trinité, l’œuvre de la création et l’immortalité de l’âme, laissant la plèbe adorer des monstres, des statues, des images, et comme dans l’Inde encore, comme dans l’Inde toujours, le bœuf, qui, on le sait, fut aussi en Égypte un animal sacré.
J’ai vu, dans l’Inde, les brahmes rire sous cape, quand un pieux et modeste Indou venait s’agenouiller devant le bœuf de la pagode pour lui offrir du riz et des fruits.
Combien ces prêtres de Thèbes et de Memphis devaient, dans les profondeurs de leurs sombres et immenses temples qui étaient aussi leurs palais, sourire de pitié et de dégoût quand il leur fallait s’arracher à leurs hautes études ou à leurs plaisirs, pour promener, en grande pompe et pour la plus grande joie d’un peuple abruti, ce bœuf Apis, qu’ils avaient créé dieu dans l’orgueil de leur force et de leur mépris pour la nation servile qu’ils dominaient!
Et quel immense sujet de plaisanteries devait leur fournir la mort de ce bœuf, qu’ils étaient obligés de remplacer pour que le dogme de son immortalité ne souffrît aucune atteinte !
Comme ils conservèrent précieusement pendant des siècles le dépôt de leurs connaissances, source de tout leur prestige, et par quels serments terribles ils liaient à eux celui qu’ils consentaient à initier!
Comme dans la société brahmanique, les prêtres égyptiens édictèrent l’impossibilité de s’élever au-dessus de la classe où chacun, par sa naissance, se trouvait placé, frappant ainsi leurs institutions d’un cachet identique d’inertie et d’immobilité.
Le système pénal fut le même, et la répression s’exerça par la dégradation, c’est-à-dire le rejet partiel et complet de la caste.
De là naquit également une race de déclassés et de parias, dont nous nous occuperons dans un chapitre spécial, car notre opinion, forcée par la logique des faits, est que de cette race de parias et de déclassés naquirent les Hébreux, régénérés par Manses, Moses ou Moïse.
Cependant les prêtres égyptiens ne rencontrèrent pas une race de rois aussi souple, aussi malléable que celle des Tchatrias, qui ne tentèrent jamais de se soulever contre l’autorité des brahmes.
Soit que les desservants d’Osiris aient fini par devenir trop exigeants, soit que les Pharaons aient rêvé une indépendance qui devait flatter leur ambition, soit encore que la main du temps voulût s’attaquer à ces institutions vieillies, léguées par le brahmanisme, pour en édifier de plus jeunes; après quelques siècles de ce sommeil dont l’Inde n’a pas encore vu sonner le réveil, l’Égypte se trouva bouleversée par la lutte des prêtres et des rois, qui, appelant à eux leurs partisans, se disputèrent à la pointe de la lance et du sabre un pouvoir qui ne fut plus que l’apanage du plus fort, et pendant de longues années le peuple vit à sa tête se succéder, au gré du hasard et des champs de bataille, des dynasties tantôt guerrières, tantôt sacerdotales.

C’est à cela, on n’en saurait douter, qu’il faut attribuer la disparition de l’ancienne civilisation égyptienne de la scène du monde. Le gouvernement théocratique n’avait su faire, comme dans l’Inde, que des esclaves, et de si profondes racines avaient été jetées par toutes les divisions de castes, qu’après le triomphe définitif des rois, ces derniers ne surent pas rompre avec les traditions étroites du passé, et régénérer leurs peuples pour s’appuyer sur eux. Ils devinrent, comme Sésostris, des envahisseurs nomades, portèrent le fer et le feu sur le territoire de leurs voisins, mais ne surent rien fonder, car le pouvoir despotique d’un seul sera toujours impuissant à marcher au progrès, lors que chaque homme de la nation sera réduit à l’état de rouage au lieu de constituer une individualité.
Vous édifierez des blocs de pierre, étonnement des siècles futurs , vous creuserez des lacs, détournerez d’immenses cours d’eau, vous édifierez de gigantesques palais, vous traînerez , à l’arrière de votre char de triomphe, cent mille esclaves conquis à la guerre, l’histoire servile vous tressera des couronnes; les brahmes, les lévites et les prêtres, que vous aurez gorgés d’honneurs et de richesses, chanteront vos louanges, vous présenteront aux peuples prosternés comme un envoyé de Dieu qui accomplit sa mission ; mais pour le penseur et le philosophe, pour l’histoire de l’humanité, et non celle des dominateurs, vous n’aurez été qu’une pierre d’achoppement de plus, à ce travail de progrès par la concorde et la liberté, qui est le but donné par Dieu, et que chaque nation doit s’efforcer d’atteindre.
Vous n’aurez été qu’un fait brutal, venant faire mieux comprendre la faiblesse de la nature humaine, et comment les nations tombent dans la décadence.
C’est ainsi que, sous la main des prêtres et des rois, l’Égypte ancienne s’achemina pas à pas vers la ruine et l’oubli après la chute de son gouvernement théocratique ; n’y étant point préparée et n’ayant rien à mettre à la place, elle n’avait plus qu’à mourir.
Ainsi, en mettant face à face ces deux antiques contrées pour en faire le parallèle, l’Inde et l’Égypte, nous voyons le même gouvernement, les mêmes divisions de castes, les mêmes institutions produire un résultat identique, et interdire à ces peuples tout rôle dans l’histoire de l’avenir.
En présence de pareils rapprochements, nul ne viendra, je crois, contester à l’Égypte une origine purement indoue, à moins d’admettre que le hasard ait fait éclore dans ce pays une civilisation calquée sur celle de l’extrême Orient ou, ce qui serait plus absurde, que ce soit l’Égypte qui ait colonisé l’Inde, et Manou qui ait copié Manès.
Je conçois qu’une pareille opinion puisse germer dans l’esprit de gens intéressés à nier, ou ne connaissant pas l’Inde ; je me bornerai à leur répondre : Vous n’avez à votre service qu’une affirmation, et cette phrase banale que j’ai déjà entendu prononcer : « Et qui vous dit que ce n’est pas l’Inde qui a copié l’Égypte ?» et vous demandez que cette affirmation soit combattue à l’aide de preuves, ne pouvant laisser place à l’ombre d’un doute.
Pour être alors complètement logique, enlevez à l’Inde le sanscrit, cette langue qui a formé toutes les autres, mais montrez-moi une feuille de papyrus, une inscription de colonne, un bas-relief de temple qui vienne me prouver qu’elle a pris naissance en Égypte.
Enlevez à l’Inde tous ses monuments de littérature, de législation et de philosophie, qui sont là encore debout, conservés dans la langue primitive et défiant les âges et la main des profanes, mais montrez-moi quelles furent leurs sources en Égypte.
Détruisez, je le veux bien, ce grand courant d’émigration par l’Himalaya, la Perse, l’Asie Mineure et l’Arabie, dont la science a retrouvé les traces. Mais montrez-moi l’Égypte colonisatrice, faisant rayonner ses fils sur le globe. Quelle langue, quelles institutions a-t-elle légué au monde que nous puissions retrouver aujourd’hui ?
Est-ce que l’on ne voit pas que l’Égypte de Manès, l’Égypte sacerdotale n’eut des institutions identiques à celles de l’Inde que dans les premiers âges ; qu’oubliant peu à peu la tradition qu’elle avait reçue, elle secoua par ses rois la domination des prêtres, et qu’à partir de Psaméticus elle renversa l’idée théocratique pure pour lui substituer l’idée monarchique, qui désormais allait dominer les civilisations nouvelles ? Ne savons-nous pas que les divisions de castes furent abolies sous les Ptolémée?
Le mérite de l’Égypte est là tout entier, mais ce serait errer que de lui en prêter d’autres. La première dans l’antiquité elle eut la force de renverser ce gouvernement du prêtre qui avait pris naissance dans l’extrême Orient sans pouvoir toutefois éviter la chute, que l’influence délétère et corrompue de ce dernier lui avait préparée. Au surplus, si nous pouvions nous laisser aller à creuser ce sujet dans ses détails, si nous ne trouvions point que ces grandes similitudes dans les principes, qui sont la base de l’existence des nations, sont suffisantes pour étayer la thèse que nous soutenons, nous prouverions avec la plus grande facilité que l’unité de Dieu, admise par les prêtres de Memphis, que Knef, Fta et Frè, qui sont les trois dieux demiurges, les trois créateurs par excellence, les trois personnes de la trinité dans la théologie égyptienne, sont de symboliques importations indoues ; que les croyances aux animaux, à l’ibis ou au bœuf, par exemple, sont des superstitions venues de l’Inde par une tradition dont il est facile de suivre la marche. Que la matière ou limon primitif appelée Bouto par les initiés et représentée sous la forme fécondante d’un œuf, n’est qu’un souvenir des Vedas et de Manou, qui comparent le germe de toutes choses à « un œuf brillant comme de l’or, » Qu’il nous suffise d’avoir indiqué ces grands points de contact qui, pour nous, expliquent l’Égypte ancienne par l’Inde et l’influence brahmanique, et soulèvent logiquement, dans la mesure du possible, un coin de ce voile obscur qui couvre le berceau de tous les peuples.

Extrait de :

Louis Jacolliot, La Bible dans l’Inde. Vie de Iezeus Christna,  A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie. Éditeurs, Paris, 1869, pp. 63-67,72-80, 89-95

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Illustrations :

Les illustrations de cet article proviennent de :

Ce sont les vues du Temple Brihadishwara à Tanjavur dans le sud de l’Inde.

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