Henricus Cornelius Agrippa d’après sa correspondance

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« La Magie est une faculté qui a un très-grand pouvoir, plein de mystères très relevés, & qui renferme une très profonde connaissance des choses les plus secrètes, leur nature, leur puissance, leur qualité, leur substance, leurs effets, leur différence, & leur rapport : d’où elle produit ses effets merveilleux par l’union & l’application qu’elle fait des différentes vertus des êtres supérieurs avec celles des inférieurs ; c’est là la véritable science, la Philosophie la plus élevée, & la plus mystérieuse; en un mot la perfection de l’accomplissement de toutes les sciences naturelles, puisque toute Philosophie reglée se divise en Physique, en Mathématique, & en Théologie.« 

Henricus Cornelius Agrippa (1486  -1535)

Henri Cornélis Agrippa [1] occupe une place de savant et d’original vagabond employé tour à tour aux besognes les plus variées : militaire, humaniste, théologien, jurisconsulte, médecin, alchimiste, il possède tout le cycle des connaissances sacrées et profanes, mais il a peu d’idées générales; c’est avant tout un vulgarisateur, doué d’une vaste érudition compliquée de tous les écarts d’une extraordinaire liberté d’opinion et d’une extrême mobilité de caractère. Comme Paracelse, son contemporain également alchimiste et médecin, il se plaisait à captiver le public par les innovations les plus étranges et les doctrines les plus osées. Sa vie, sur laquelle on a beaucoup écrit de fables fantastiques, fut en harmonie avec ses paradoxes.
(…)
Cette figure, intéressante pour l’histoire littéraire et le mouvement des idées libérales au XVIe siècle, offre de singuliers contrastes. On va suivre son étrange destinée qu’après des alternatives de prospérité et de sombre misère l’on verra obscurément finir à l’improviste dans un coin de France, en Dauphiné. L’iconographie de ce cosmopolite est aussi abondante que ses biographies, dont pas une ne se ressemble. Incontestablement la meilleure de ses images, celle qui a été faite de son vivant et placée en tête de son édition in-folio de sa Philosophie occulte donnée à Cologne en 1533, représente une bonne physionomie très probablement conforme à la nature du modèle, comme, de son temps, Bayle a le mieux retracé son état d’âme et les péripéties de cette existence agitée. Mais il n’est point facile de faire un portrait fidèle d’un tel homme dont tout en lui peut apporter un démenti à la célèbre sentence de Publius Syrus [2]. En se pénétrant de ses écrits et des circonstances variées de sa vie, on arrive cependant à esquisser une ressemblance qui se rapproche de la vérité. Agrippa, avide de notoriété, porté d’instinct vers le nouveau et l’inconnu, incapable de se fixer quelque part, ramené de ses illusions brillantes par la force des choses à l’implacable réalité, hâbleur, vantard, en lutte perpétuelle avec les soucis, romanesque de fait et de tempérament, n’a pu nécessairement fournir toute la mesure du grand esprit qu’il laisse entrevoir comme précurseur de Descartes. Loin d’être dénué de talent, il était au contraire éminemment pourvu de dons naturels, d’intelligence ouverte aux lettres, aux sciences et aux arts, de sentiments généreux, d’une bonté native aux services des malheureux. Avec cela, de mœurs pures, éloquent, chaleureux dans ses discours, d’agréable compagnie, dévoué à ceux qu’il aimait, il sut conserver de grandes amitiés. Plein de tendresse attentive envers les siens, homme de famille, il gagna l’inaltérable amour de ses deux premières femmes qu’il pleura beaucoup. Par contre, combattif à l’excès, vindicatif, de mordants propos, ne connaissant nulle borne dans ses querelles théologiques ou politiques, d’un fonds d’humeur essentiellement satirique,source fréquente de ses disgrâces. Il lui manque vraiment cette direction intérieure de l’âme qui seule peut affermir une moralité sans défaillance. Tout en proclamant bien haut son désintéressement, on le voit souvent fléchir par des considérations mesquines d’intérêt; quoique se prévalant de son courage avec ostentation, il se laisse parfois dominer par une sorte de pusillanimité enfantine; à une activité dévorante succèdent des intervalles d’abattement pas compatible avec ses prétentions militaires. Obséquieux envers les grands, il est pourtant frondeur et, rebelle à toute discipline,et malgré ses protestations d’indépendance, il se plaît à rechercher les faveurs.
Ces contradictions flagrantes résultent d’un désaccord fondamental entre son esprit et son caractère : esprit inventif, génial même, plein de vivacité et d’audace, caractère faible, inconsistant, déréglé. À ces précieuses qualités, il allie ainsi des défauts et des tendances funestes qui doivent faire son malheur au milieu de ce monde, cependant si bizarre et si mélangé, de la Renaissance.

Agrippa2La plupart de ceux qui ont parlé de ce savant bohème ont raconté les faits les plus contradictoires. Parmi ses contemporains, Agrippa a joui de la double renommée d’un grand érudit auprès des lettrés et d’un magicien dans l’opinion du vulgaire. On a dit qu’il était d’une famille vieille, riche et noble.
Vieille, on ne peut le dire, notre auteur n’ayant pas lui-même dressé son arbre généalogique, ni personne pour lui; riche, il est permis de penser, et il y a pour cela d’excellentes raisons tirées du sort précaire qu’Agrippa a presque toujours subi (ses lettres en sont une preuve convaincante), que cette richesse n’a guère existé que dans l’imagination de biographes trop épris de leur sujet; noble, on a discuté sa noblesse d’origine et sa particule de Nettesheim [3].
Si l’on en croit Bayle [4], Teissier, sur la foi de M. de Thou, aurait fait naître Agrippa à Nettesheim, nom d’un village au nord de Cologne, aujourd’hui dans le cercle de Neuss, province de Dusseldorf. Un biographe plus ancien, Thevet [5], qui ne fait d’ailleurs que reproduire avec autant de crédulité que de bonne foi les racontars de Paul Jove [6], de Melchior Adam et d’autres encore, déclare qu’Henri Cornélis Agrippa naquit en la ville de Nestre. Thevet croyait sans doute écrire de l’histoire. N’était-il pas facile, cependant, sur les propres indications d’Agrippa, pour peu qu’on eût consulté sa correspondance de reconstituer la vérité? Il naquit à Cologne [7], où habitaient ses ancêtres, le 14 septembre 1486. Son adolescence s’écoula au début de ce XVIe siècle si remuant, si vivace, dont il semble avoir aspiré en germe toutes les tendances rénovatrices. Les traditions de sa famille lui imposaient le métier des armes : il y a lieu d’admettre qu’elle ne lui était pas antipathique, à s’en rapporter aux péripéties de sa carrière et à l’humeur belliqueuse qui ressort de toutes les phases qu’il a traversées. Ce type aventureux devait envisager non sans plaisir les hasards à la fois terribles et charmants de ces longues chevauchées à travers l’Europe, sur les pas de l’errant Maximilien, du chevaleresque François Ier ou du cauteleux Charles-Quint.
Ses aïeux ayant servi l’empereur d’Autriche, il était naturel que lui aussi, dès ses plus jeunes années, s’enrôlât sous la bannière de ce souverain. D’après des pièces authentiques on peut conjecturer que les sept ans qu’Agrippa passa dans l’armée autrichienne s’écoulèrent tantôt en Espagne, tantôt en Italie, tantôt dans les Pays-Bas, de 1501 à 1507. Mais on doit regretter l’absence de tout renseignement sur le rôle qu’il joua au cours de cette période initiale. À ce propos, il est lui-même d’une grande sobriété, dont il ne se départ que pour indiquer qu’il a été créé chevalier sur le champ de bataille après une action d’éclat [8]. Qu’il ait exercé le métier militaire sans intermittence, il faut élever à cet égard un doute fondé sur ce fait qu’en abandonnant son grade de capitaine et le service de l’empereur, il était déjà prêt à subir ses thèses en médecine et in utroque jures. Ses lettres en parlent avec quelque forfanterie [9]. Il avait beaucoup étudié, beaucoup voyagé, beaucoup appris.
En 1507, il est à Paris mais bientôt, faute de ressources, il se voit obligé de revenir à Cologne. Cependant Paris l’attirait, et il en parlait avec regret, y laissant de bonnes et solides relations qu’il sut conserver. De retour au foyer paternel, il s’occupe de sciences occultes, très à la mode à cette époque il fonde même une association de chercheurs dont les ramifications ne tarderont pas à s’étendre par toute l’Europe.
Rappelé en 1508 au service de l’empereur, on le trouve au pied des Pyrénées, et ici apparaît une singulière aventure dont Agrippa s’est plu à raconter en détail les péripéties. Dans cet épisode de sa vie militaire relatif à une répression contre des paysans révoltés, Agrippa eut recours à quelques engins de guerre de son invention dont l’emploi fit merveille : il s’occupait déjà de ces fameuses découvertes pyrotechniques longuement exposées dans un traité qu’il n’a sans doute jamais achevé et qu’il n’a point publié. Au milieu du danger qu’il courut dans cette expédition, c’est à un moine qu’il dut son salut. Plus tard c’est à d’autres moines qu’il devra une grande partie de ses infortunes.
Il est probable qu’il regagna encore alors sa ville natale, où il se ravitailla, pour de là recommencer ses excursions mondiales. L’Espagne et l’Italie l’attiraient et le retenaient également, mais il avait pour la France une secrète prédilection. D’après une lettre adressée à son ami Landolphe [10], dans laquelle il revient sur son équipée militaire, il aurait gagné Avignon, où il vécut avec quelques amis qui, comme lui, cherchaient la pierre philosophale. Cette lettre est datée du 9 février 1509. Le 5 juin de la même année, on le retrouve à Autun, dans l’abbaye de Saint-Symphorien, toujours préoccupé des sciences occultes. La même année, à une date imprécise, il est à Dôle, en Bourgogne [11].
Là, pour la première fois, il aborde la chaire et le public. C’est là aussi qu’il commence à exciter la haine irréductible des moines, et en particulier du fameux Catilinet. En quelques leçons, devant un auditoire empressé, composé de tout ce que la ville contenait d’hommes distingués, il entreprend l’explication raisonnée de l’ouvrage de Jean Reuchlin : De verbo mirifico [12]. Ce philologue allemand était plus connu sous le nom de Capnion, l’interlocuteur chrétien de son dialogue, et qui n’est d’ailleurs que la traduction grecque du radical de son propre nom.
Le Verbum mirificum n’est autre chose qu’une étude des religions comparées dont la conclusion est que, de toutes les religions, le catholicisme est la forme qui répond le mieux aux besoins et aux secrètes aspirations de l’espèce humaine. Seulement, l’auteur, dans cet ouvrage, use d’une grande liberté d’examen, ce qui l’exposa à des persécutions cléricales qui troublèrent une grande partie de son existence. En tout cas, Agrippa commenta ce livre, sinon avec une entière compétence, au moins avec un incontestable succès. Il se savait alors soutenu dans cette tâche presque audacieuse par Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, qui l’honorait de sa protection. À cette haute influence il dut aussi d’être nommé professeur de théologie au collège de la dite ville. En reconnaissance de tant de bienfaits, Agrippa résolut d’écrire un volume sur l’Excellence du sexe féminin et sa supériorité sur le sexe masculin. L’ouvrage allait être livré à l’impression quand les moines, qu’il avait profondément irrités, jugèrent à propos d’intervenir. On ne possède aucune pièce pouvant fournir quelque clarté sur cette lutte si pleine d’intérêt, mais on en a toutefois la défense publiée par Agrippa, un des meilleurs morceaux sortis de la plume de ce capricieux écrivain [13]. Le moine Catitinet y est fort spirituellement battu avec ses propres armes ; Henri Cornelis, qui n’est pas lui-même un exemple de mansuétude, le ramène avec beaucoup d’habileté, en s’appuyant des Saintes Écritures, à la modestie, à l’humilité, à l’esprit de paix et de fraternité qui doivent être les vertus obligatoires d’un homme d’Église. Un plaidoyer comme celui-là méritait une absolution enthousiaste. Mais Agrippa ne put gagner sa cause et dut même laisser le champ libre à ses adversaires. Il partait atteint d’un soupçon d’hérésie dont il ne se débarrassera jamais, en dépit de toutes les protestations. Semblable soupçon était d’une extrême gravité au moment où Luther et ses disciples commençaient à semer en Allemagne comme en France le germe du schisme qui allait avoir un si retentissant éclat.
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Agrippa
Le médecin, le légiste, le diplomate, l’orateur, le savant, l’alchimiste et le philosophe qu’il était ne parvinrent jamais à se débarrasser du pourpoint et des rodomontades du capitaine qu’il avait été.
(…)
On doit indiquer ici le premier mariage d’Agrippa, vers la fin de 1514, avec une jeune fille belle, riche, dévouée, dont lui-même dans sa correspondance fait le plus touchant éloge [14]. Peu de temps après cette union, il alla rejoindre Maximilien en Italie, où l’on ne peut plus le suivre qu’avec une extrême difficulté. Tantôt il est à Milan, tantôt à Brindes, puis à Cazal, errant de ville en ville, en quête de puissants protecteurs qui l’arrachent une bonne fois à cette misère dont il se plaint avec tant d’amertume. Le Cardinal de Sainte-Croix l’emmène avec lui au concile de Pise. L’occasion si désirée se présentait enfin et plus que nulle autre propice au développement de ses aptitudes. Malheureusement le concile de Pise, après avoir fait beaucoup de bruit et fort peu de besogne, fut obligé, par suite de la guerre d’Italie, de remettre à une époque non déterminée l’examen des propositions soumises à sa sagesse. Agrippa consterné dut redemander au professorat le pain quotidien qu’il n’avait pas toujours. II avait fait sur Hermès Trismégiste (trois fois grand) des études intéressantes qu’il récita publiquement à l’Université de Pavie [15]. A Turin il professa la théologie. La fortune commençait donc à sourire à ses efforts et, sans trop de présomption, il pouvait envisager des jours heureux à Pavie lorsque la guerre vint l’en chasser brusquement. Laissant derrière lui sa vaisselle, ses meubles, tout ce qui lui appartient et … des dettes, sa maison fut pillée par l’armée française. Heureusement pour lui, il avait eu la prévoyance de confier à son ami le Lucernois Christophe Schilling, qu’il avait connu en Lombardie, ses livres et ses manuscrits.

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Texte extrait de :

Joseph Orsier (1843-1923), Henri Cornelis Agrippa d’après sa correspondance (1486-1535), Paris, 1911.

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Notes :

[1]. Son vrai nom, donné par les pièces authentiques contemporaines est Cornélis : Agrippa serait, ainsi que Nettesheim, un simple surnom. Les comptes de finances de Metz entre 1517 et 1520, au temps où Agrippa était aux gages de cette ville mentionne : « à Maître Hanri (sic) Cornélis dict Agrippa …»
[2]. « Sermo animi est imago : qualis vir, talis ei oratio est. » (La parole est l’image de l’âme : tel homme tel discours), Paris, petite ed. Panckoucke, 1825, p. 94.
[3]. Conf. Auguste Prost, Corneille Agrippa, tome II, pages 434-436. Les prétentions d’Agrippa à la noblesse de naissance. Paris, Champion éd., 1882, M.H. .Morley, The life of H. C. Agrippa von Nettesheim, Londres, 2 vol, 8°, 1856 parle de la famille aristocratique d’Agrippa.
[4]. Dict. hist. et critique, 1697. Conf. Niceron, éd. Briasson, Paris, 1732, t. XX, p. 104 ; Ant. Tessier, Les Eloges des hommes scavans, Utrech, pet. 8°, 1696.
[5]. Les vrais portraits et vies des hommes illustres, 1884.
[6]. Elogia virorum litteris illustrium, Venise, 1546.
[7]. Les Amenitate litterariae de Schelhornius le font Belge de naissance (Leipsick, 2 v. 8, n31-38, tome M, p. 553).
[8]. « Humano sanguine sacratus. Conf. Epist., livre VI, 22 ; VII, 21.
[9]. Epist., II 19 VI, 22, VII, 21. Conf. Opera omnia, ??, pp. 595-597.
[10]. Epist., I, 2. Nous donnons la traduction de cette lettre, pp. 43 à 48.
[11]. Epist., I, 10. Voir cette lettre in extenso pp. 43 à 48 de cette étude.
[12]. Ce livre, entre les années 1494 et 1552, eut cinq éditions, dont l’une sans date, mais gothique. Il fut réimprimé à Bâle en 1581 dans les Artis cabalisticae scriptores, in-folio. Reuchlin naquit à Pforzheim en 1455 et mourut à Stuttgart en 1522. Conf. Dr. Geiger, Johann Reuchlin sein Leben und seine Werke, Leipsick, 8°, 1871, p. 488.
[13]. Expostulatio super expostionne sua in librum de verbo mirifico cum Johanne Catilinet. Ce factum, composé à Londres en 1510 par Agrippa, parut à Anvers en 1529.
[14]. Epist., fam., III, 33.
[15]. Cette oratio habita Paviæ in prælectione Hermetis Trismegisti de potestate Dei fut prononcée en 1515 à l’Université de Pavie en présence de Jean de Gonzague, marquis de Mantoue, à l’ouverture des leçons publiques d’Agrippa sur le Pimander d’Hermès (Opera omnia, II, p. 1073). Ses annotationes super Pimandrum de 516 ne nous sont pas parvenus.

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Illustrations :

Recueil. Portraits d’Henri Corneille Agrippa (XVIe s.), s.d.

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