Le commerce de l’opium

vignette

En sa qualité de Gouvernement impérial, il [le gouvernement britannique] affecte de n’avoir rien à voir avec la contrebande de l’opium et va jusqu’à conclure des traités qui l’interdisent. Mais en sa qualité de Gouvernement indien, il impose au Bengale la culture de l’opium, au grand dommage des forces productrices de ce pays; il contraint une partie «des ryots indiens à cultiver le pavot; il engage l’autre partie à en faire autant en leur prêtant de l’argent; il détient strictement le monopole de la production de cette drogue nocive.

Un petit rappel historique pour rafraîchir notre mémoire sur les relations entre l’Occident et la Chine. Pour la période qui nous concerne l’Angleterre était la première puissance coloniale suivie de près par la France. Quand il s’agit de partager un gâteau les grandes puissances coloniales étaient présentes, l’Afrique a ainsi été découpée au cordeau au mépris des frontières traditionnelles, ethniques, culturelles et politiques suite à la Conférence de Berlin (nov. 1884 – fév. 1885) à l’initiative de Bismarck, chancelier allemand : le Congo revint à la Belgique, le Congo-Brazzaville et l’Afrique occidentale à la France, le Cap Vert et l’Angola au Portugal, la Libye et la Somalie à l’Italie, l’Égypte, l’Ouganda, le Nigeria à la Grande-Bretagne, le Cameroun à l’Allemagne.

Les deux guerres de l’opium (1840-1842 & 1856-1858) opposant la Chine à la Grande-Bretagne soutenue par la France et d’autres puissances coloniales avaient simplement pour but d’imposer à la Chine à coup de canon, la légalisation du trafic de l’opium faisant d’elle un grand marché de consommateurs de cette drogue produite dans une autre partie du monde colonial, les Indes. Tiens, ce n’était pas les petits dealers chinois immoraux qui empoisonnaient la jeunesse avec des doses vendues en cachette comme leurs congénères noirs et maghrébins d’aujourd’hui qui inondent la société civilisée occidentale de shit, d’ecstasy ou d’autres saloperies sorties des labos dits clandestins ? Depuis la guerre faite à l’Afghanistan dirigé par les Talibans qui, on ne le répète jamais assez, ont éradiqué la culture du pavot, le trafic de l’opium retrouve la voie royale de la belle époque. Les mauvaises langues disent que la CIA contrôle ce marché via les seigneurs afghans locaux. Foutaise ! N’empêche, le policier californien qui a découvert dans les années 1970 que la CIA était impliquée dans un trafic de drogue s’est retrouvé à l’hôpital psychiatrique et a eu le plus grand mal à redémarrer sa vie. Il s’agit de Michaël C. Ruppert [1] pour ne pas le citer.
La solidarité, le terme est impropre car il ne s’agit pas d’élan humanitaire mais de convergence d’intérêts et de profits, entre les grandes puissances se vérifie encore dans d’autres événements au XXe siècle quand il s’agit d’empêcher un État d’affirmer son indépendance ou de dépecer un autre, trop riche mais sans moyens de défense :

  • le coup d’État fomenté par les États-Unis en 1953 contre le gouvernement iranien conduit par Mossadegh qui prônait la nationalisation de l’exploitation du pétrole ;
  • lors de la nationalisation du canal de Suez en 1956 par Nasser, la France, l’Angleterre et l’Israël tentèrent de s’opposer à cette entreprise à coups de bombardements et parachutage de commandos ;
  • et plus près de nous, l’invasion et la mise à sac de l’Irak par les forces de la coalition menée par les États-Unis et suivie par d’autres pays qui leur sont inféodés tels que la Grande-Bretagne, la Pologne, l’Espagne, l’Italie, l’Australie, l’Estonie, l’Albanie, la Corée du Sud, l’Ukraine, le Danemark, la Roumanie, etc. ;
  • destruction de l’État libyen et assassinat de son dirigeant charismatique, le colonel Kadhafi, par l’Occident (France, États-Unis, Grande-Bretagne…) ; la Libye est par la suite livrée au chaos ;
  • menaces, ingérences et déstabilisation de la Syrie par les États-Unis et leurs alliés (France, Grande-Bretagne, Arabie saoudite, Turquie, Israël…).

Toutes ces entreprises d’invasion et de destruction des États qui n’ont pas les moyens de se défendre, sont ni plus ni moins du terrorisme d’État commis par ces États mêmes qui se veulent leaders dans la lutte contre le terrorisme. On voit poindre ici la pratique du double langage comme stratégie de domination du monde. Cette supercherie ne date pas d’aujourd’hui, à l’époque qui nous intéresse ici, vers le milieu du XIXe siècle, la Grande-Bretagne disait déjà merde à l’Angleterre. Cela nous rappelle aussi le personnage britannique haut en couleur du XVIe siècle, Francis Drake [2], qui était corsaire le jour et complice de la reine d’Angleterre la nuit. Ainsi va le monde.

Les deux textes qui suivent ayant pour titre « Le commerce de l’opium » sont de Karl Marx écrits en 1858, en pleine guerre d’opium. On peut rejeter ses idées mais ce qu’il nous a légué mérite tout de même le détour.
Ils ont été traduits de l’anglais. Ce sont des éditoriaux parus dans le New York Daily Tribune, le premier du 3 septembre 1858, et le second du 25 septembre 1858.
Extaits de :
Marx Engels, Textes sur le colonialisme, Éditions du progrès, Moscou, 1977, pp. 233-236 & 237-242.

* * * * *

Les bruits sur le nouveau traité [3] arraché à la Chine par les plénipotentiaires des Alliés, ont apparemment engendré des espoirs sur les perspectives d’une immense extension du commerce, espoirs tout aussi fantastiques que ceux qui avaient éblouis les commerçants en 1845, après la première guerre de Chine. affiche-1860Même si l’on admet que les télégrammes envoyés de Pétersbourg correspondent à la réalité, est-il tout à fait certain que l’augmentation des villes ouvertes au commerce doit forcément être suivie d’un élargissement des échanges avec la Chine ? Est-il tant soit peu probable que la guerre de 1857-1858 conduise à de plus beaux résultats que celle de 1841-1842 ? La seule chose certaine, c’est que le traité de 1843, au lieu d’élargir les exportations américaines et anglaises vers la Chine n’a fait que précipiter et aggraver la crise commerciale de 1847. De même, le présent traité, en engendrant les rêves d’un marché inépuisable et en encourageant l’agiotage, peut contribuer à la préparation d’une nouvelle crise au moment même où le marché mondial se rétablit si lentement du récent choc. En dehors de ce résultat négatif, la première guerre de l’opium avait stimulé le commerce de ce narcotique aux dépens du commerce légitime, et la seconde guerre aura les mêmes conséquences, si seulement l’Angleterre ne se voit pas obligée, devant la pression générale du monde civilisé, d’abandonner la culture du pavot qu’elle impose à l’Inde, ainsi que sa propagande à main armée en Chine. Nous nous abstiendrons de nous étendre sur la moralité de ce commerce, décrit par Montgomery Martin, lui-même un Anglais, dans les termes suivants :

« Eh bien, la traite des esclaves était un acte de charité comparée au commerce de l’opium: nous ne ruinions pas l’organisme des Africains, car il était dans notre intérêt immédiat de sauvegarder leur vie; nous n’humilions pas leur nature humaine, ne corrompions pas leur esprit, ne détruisions pas leur âme. Mais le marchand d’opium tue le corps. après avoir corrompu, dégradé et anéanti l’âme des malheureux pécheurs; chaque heure, de nouvelles victimes sont offertes à un Moloch insatiable, et le meurtrier anglais avec le Chinois qui se suicide rivalisent d’ardeur en sacrifiant sur son autel. [4] »

Le Chinois ne peut pas acheter en même temps des marchandises et la drogue; dans les conditions actuelles, l’extension du commerce avec la Chine s’exprime par l’extension du commerce de l’opium; or, l’accroissement de ce commerce est incompatible avec le développement du commerce légitime. Il y a deux ans, on a admis presque universellement le bien-fondé de ces thèses. Une commission de la Chambre des Communes, chargée en 1847 d’examiner l’état des échanges commerciaux entre l’Angleterre et la Chine, disait dans son rapport :

« Nous avons le regret de constater que le commerce avec ce pays se trouve depuis un certain temps dans une situation très mauvaise et que le résultat de l’élargissement de nos échanges n’a aucunement réalisé les espoirs légitimes que faisait naître tout naturellement le libre accès d’un marché aussi riche. Nous trouvons que les difficultés commerciales existantes ne sont pas dues à un manque de demande en Chine des articles de fabrication britannique, ou à la concurrence croissante d’autres nations; l’achat de l’opium absorbe l’argent, au détriment du trafic général des Chinois, et c’est avec le thé et la soie qu’ils doivent, en fait, payer le reste.»

Le Friend of China du 28 juillet 1849, généralisant les mêmes faits, dit ouvertement:

« Le commerce de l’opium est en progrès constant. Une plus grande consommation du thé et de la soie en Grande-Bretagne et dans les États-Unis n’aboutirait qu’à un accroissement du commerce de l’opium; les entrepreneurs n’ont rien à espérer. »

guerre_fr_chUn des gros marchands américains en Chine, dans un article inséré en janvier 1850 dans le Merchant’s Magazine [5] de Hunt, a réduit toute la question du commerce avec la Chine à ce seul point:

«Quelle est la branche du commerce qu’on doit supprimer: le trafic de l’opium ou les exportations des produits américains et anglais ? » »

Les Chinois envisagent les choses de la même manière. Montgomery Martin raconte :

« J’ai demandé au taô-taï [*] de Changhaï quel serait le meilleur moyen d’élargir notre commerce avec la Chine, et voici ce qu’il m’a répondu, en présence du capitaine Balfour, consul de Sa Majesté:
«Cessez de nous envoyer l’opium en si grande quantité, et nous serons en mesure d’acheter vos produits manufacturés.»

L’histoire du commerce général au cours des huit dernières années illustre ces faits d’une manière nouvelle et surprenante ; mais avant d’analyser les effets funestes que le commerce de l’opium produit sur le commerce légitime, nous ferons un bref résumé de l’origine et des progrès de ce trafic très particulier qui, si l’on considère les collisions tragiques formant, pour ainsi dire, l’axe sur lequel il tourne, ou l’influence qu’il exerce sur les relations générales entre les mondes occidental et oriental, occupe une place à part dans les annales de l’humanité.
Avant 1767, la quantité d’opium exporté de l’Inde ne dépassait pas 200 caisses pesant chacune 133 livres environ. Comme médicament, l’opium était légalement admis en Chine, contre le payement de près de 3 dollars de droit d’entrée par caisse; les Portugais, qui l’apportaient de Turquie, étaient ses exportateurs quasi exclusifs dans le Céleste Empire.
En 1773, le colonel Watson et le vice-président Wheeler – personnages méritant d’être placés parmi les Hermentiers, les Palmers – et autres empoisonneurs fameux dans le monde entier – avaient suggéré à la Compagnie des Indes Orientales l’idée d’engager le commerce de l’opium avec la Chine. On avait établi un dépôt d’opium sur les navires mouillant dans une baie au sud-ouest de Macao. L’affaire avait échoué. En 1781, le Gouvernement du Bengale envoya en Chine un navire armé, portant de l’opium; et, en 1794, un grand cargo de la Compagnie, chargé d’opium, fit escale à Whampoa [**], mouillage du port de Canton. A ce qu’il paraît, Whampoa s’avéra être un dépôt plus convenable que Macao, car, deux ans seulement après qu’on l’avait choisi, le Gouvernement chinois se vit obligé d’adopter une loi menaçant les Chinois qui introduisaient de l’opium par contrebande d’être battus avec des bâtons de bambou et exposés dans les rues une cangue au cou. Vers 1798, la Compagnie des Indes Orientales cessa d’être un exportateur direct de l’opium pour en devenir le producteur. On avait établi en Inde le monopole de l’opium, et, tandis qu’il était hypocritement défendu aux bateaux de la Compagnie de faire le trafic de la drogue, les licences qu’elle délivrait aux navires privés commerçant avec la Chine contenaient une clause selon laquelle ils étaient passibles d’une amende, s’ils transportaient de l’opium provenant d’une autre source que la Compagnie.
En 1800, les importations en Chine avaient atteint 2.000 caisses. Si pendant le XVIIIe siècle, la lutte entre la Compagnie des Indes orientales et le Céleste Empire portait le caractère commun à tous les conflits entre les marchands étrangers et la douane nationale, depuis le début du XIXe siècle, elle avait pris un aspect exceptionnel ; tandis que l’empereur de Chine, pour mettre fin au suicide de son peuple, prohibait à la fois l’importation de ce poison par les étrangers et sa consommation par les indigènes, la Compagnie des Indes Orientales transformait rapidement la culture du pavot en Inde et la vente clandestine de l’opium à la Chine en parties intégrantes de son propre système financier. Tandis que le semi-barbare s’en tenait au principe de la morale, les civilisés lui opposaient le principe du lucre. Qu’un Empire géant, dont la population constitue presque un tiers de la race humaine, végète en dépit de l’esprit du temps, tenu à l’écart artificiellement de l’ensemble des rapports mondiaux, se nourrissant d’illusions sur sa perfection céleste, qu’un tel Empire, dis-je, doive périr finalement dans un combat meurtrier, où le représentant du monde caduc est mû par des motifs éthiques, tandis que le représentant de la société moderne lutte pour le privilège d’acheter aux marchés où les prix sont les plus bas et de vendre là où ils sont les plus élevés, – cela, vraiment, est une tragédie plus étrange qu’un poète n’aurait jamais osé imaginer.

* * * * *

C’est l’appropriation par le Gouvernement britannique du monopole de l’opium en Inde qui a mené à la proscription du commerce de l’opium en Chine. Les punitions cruelles infligées par le législateur céleste à ses sujets indociles et l’interdiction rigoureuse faite aux douanes chinoises de laisser pénétrer l’opium s’avérèrent également inefficaces. L’effet immédiat produit par la résistance morale des Chinois fut que les Anglais démoralisèrent les autorités impériales, les fonctionnaires de la douane et généralement les mandarins. La corruption qui avait gagné toute la bureaucratie céleste, qui avait détruit les assises de la structure patriarcale, avait été importée dans l’Empire par contrebande, de même que les caisses avec l’opium, venant des transports anglais qui se tenaient à l’ancre à Whampoa.

fumerie_opiumAlimenté par la Compagnie des Indes Orientales, vainement combattu par le Gouvernement central de Pékin, le commerce de l’opium prenait des proportions toujours plus grandes pour atteindre en 1816 la somme de 2.500.000 dollars environ. Le système du libre-échange, introduit alors en Inde, la seule exception étant le commerce du thé, resté monopole de la Compagnie des Indes orientales, donne une nouvelle et puissante impulsion aux opérations des contrebandiers anglais. En 1820, le nombre de caisses introduites frauduleusement en Chine se montait à 5.147, en 1821 à 7.000, en 1824 à 12.639. Entre temps, le Gouvernement chinois adressait des remontrances et des menaces aux marchands étrangers, punissait les marchands de Hong connus comme leurs complices, développait une activité extraordinaire en persécutant les indigènes consommateurs d’opium et introduisait des mesures toujours plus sévères dans les douanes. De même qu’en 1794, le résultat de tous ces efforts fut qu’on transféra les dépôts d’opium des lieux peu sûrs où ils se trouvaient dans une base d’opérations plus convenable. Macao et Whampoa furent abandonnés pour l’île de Lingting, à l’entrée de la rivière de Canton, où l’on organisa un dépôt permanent sur des navires défendus par des équipages nombreux et bien armés. De même, lorsque le Gouvernement chinois avait réussi à faire cesser temporairement les opérations des vieilles maisons de Canton, le commerce ne fit que changer de mains, passant chez des hommes de la classe inférieure, prêts à le poursuivre à tous les risques et par tous les moyens. Grâce à ces grandes facilités, le commerce de l’opium passa en dix ans (de 1824 à 1834) de 12.639 à 21.785 caisses.
Comme les années 1800, 1816 et 1824, l’année 1834 marque une époque dans l’histoire du commerce de l’opium. La Compagnie des Indes Orientales avait perdu alors non seulement le privilège de faire le commerce, du thé chinois, mais dut s’abstenir de toutes les affaires commerciales, de quelque genre qu’elles fussent. Après cette transformation d’un établissement mercantile en organisme purement administratif, le commerce avec la Chine passa aux mains d’une entreprise anglaise privée qui s’attaqua à la tâche avec une telle vigueur qu’en 1837, 39.000 caisses d’opium, estimées à 2.500.0000 de dollars, avaient été transportées en Chine par contrebande, malgré la résistance désespérée du Gouvernement céleste. Ici, deux faits retiennent notre attention: premièrement, que depuis 1816, à chaque nouvelle étape du développement du commerce d’exportation avec la Chine, une part excessivement grande revenait toujours à la contrebande de l’opium; et deuxièmement, qu’avec la disparition graduelle de l’intéressement purement mercantile du Gouvernement anglo-indien dans le commerce de l’opium, augmentait son intérêt fiscal pour ce trafic illicite. En 1837, la situation devint telle que le Gouvernement chinois ne pouvait plus différer l’action décisive. L’écoulement continu de l’argent, causé par l’importation de l’opium, commença à déranger le Trésor, ainsi que la circulation monétaire du Céleste Empire. Hsu Naï-chi, un des plus remarquables hommes d’État chinois, proposa de légaliser le commerce de l’opium et d’en tirer un profit; mais après une délibération très approfondie, à laquelle participèrent tous les grands fonctionnaires de l’Empire et qui dura plus d’un an, le Gouvernement chinois décida que, « compte tenu du préjudice que ce trafic infâme porte au peuple, il ne devrait pas être légalisé». Dès 1830, un droit de douane de 25% aurait apporté un revenu de 3.850.000 dollars, qui aurait doublé en 1837, mais le barbare céleste déclina l’imposition d’une taxe qui devait inévitablement augmenter en proportion de la dégradation de son peuple. En 1853, Hien-fong, le présent empereur, en butte à une situation encore plus désastreuse et parfaitement conscient de la vanité de tous les efforts pour arrêter les importations croissantes de l’opium, persévéra dans la politique inébranlable de ses ancêtres. Laissez-moi vous dire, en passant [6], qu’en punissant la consommation de l’opium comme une hérésie, l’empereur donnait par là même à ce trafic tous les avantages d’une propagande religieuse interdite. Les mesures extraordinaires du Gouvernement chinois en 1837, 1838 et 1839, dont le point culminant fut l’arrivée du commissaire Lin à Canton, la confiscation et la destruction, sur ses ordres, de l’opium de contrebande, fournirent un prétexte à la première guerre anglo-chinoise, dont les conséquences furent la rébellion chinoise, l’épuisement total du Trésor impérial, le succès de l’invasion de la Russie, dans le Nord, et l’extension gigantesque du commerce de l’opium dans le Sud. Bien que proscrit dans le traité par lequel l’Angleterre avait terminé la guerre, commencée et poursuivie pour maintenir le commerce de l’opium, celui-ci bénéficia pratiquement d’une impunité absolue à partir de 1843. Ses importations furent estimées en 1856, à 35.000.000 de dollars environ, tandis que, la même année, le Gouvernement anglo-indien avait tiré du monopole de l’opium 25.000.000 de dollars de profit, ou exactement la sixième partie de tout le revenu national. Les événements qui avaient servi de prétexte à la seconde guerre de l’opium sont trop récents pour avoir besoin de commentaires.

Nous ne pouvons pas abandonner ce sujet sans mentionner que le Gouvernement britannique se contredit manifestement, lui qui se réclame du christianisme tout en trafiquant de la civilisation. En sa qualité de Gouvernement impérial, il affecte de n’avoir rien à voir avec la contrebande de l’opium et va jusqu’à conclure des traités qui l’interdisent. Mais en sa qualité de Gouvernement indien, il impose au Bengale la culture de l’opium, au grand dommage des forces productrices de ce pays; il contraint une partie «des ryots indiens à cultiver le pavot; il engage l’autre partie à en faire autant en leur prêtant de l’argent; il détient strictement le monopole de la production de cette drogue nocive; il entretient toute une armée d’espions officiels qui surveillent sa croissance, sa livraison aux endroits indiqués, son épaississement et sa préparation conformément aux goûts des consommateurs chinois, son emballage dans des paquets spécialement adaptés aux nécessités de la contrebande et, finalement, son transport à Calcutta, où elle est mise en vente aux enchères et délivrée par des fonctionnaires d’État à des spéculateurs pour passer ensuite dans les mains des contrebandiers qui l’introduisent en Chine. La caisse qui revient au Gouvernement britannique à 250 roupies environ est vendue aux enchères de Calcutta à un prix qui va de 1210 à 1600 roupies. Mais ce Gouvernement ne se contente pas de la complicité de fait, et jusqu’à ce jour il partage les pertes et les profits des marchands et des armateurs qui s’embarquent dans l’opération hasardée d’empoisonnement d’un Empire.

pillage_palais_d-ete_1860
Les finances indiennes du Gouvernement britannique dépendent en fait non seulement du commerce de l’opium avec la Chine, mais aussi du caractère frauduleux de ce commerce. Si le Gouvernement chinois légalisait le commerce de l’opium et, simultanément, tolérait la culture du pavot en Chine, le Trésor anglo-indien subirait une sérieuse catastrophe. Tout en prêchant ouvertement le commerce libre de ce poison, le Gouvernement britannique défend en secret le monopole de sa production. En regardant de près la nature du libre-échange britannique, nous trouverons, presque toujours le monopole sous sa «liberté».

* * * * *

Notes :

[1]. Auteur de Franchir le rubicon. Le déclin de l’empire américain à la fin de l’âge du pétrole, 2 tomes, Éditions Nouvelle Terre, 2005 & 2007, 492 p. & 461 p.
[2]. Voir Jack Weatherford, Ce que nous devons aux Indiens d’Amérique et comment ils ont transformé le monde, Albin Michel, 1993, §2.
[3]. Après la deuxième « guerre de l’opium » de 1856-1858, la Chine conclut en juin 1858 à Tien Tsin des traités inégaux avec l’Angleterre, la France, La Russie et les États-Unis. Les marchands étrangers obtinrent la faculté de commercer dans un certain nombre de ports du Yang-tsé, de Mandchourie, de Taïwan et de Haïnan ; les puissances étrangères étaient autorisées à avoir des ambassadeurs à Pékin et leurs sujets, à se déplacer et à naviguer sur les cours d’eau chinois ; la sécurité des missionnaires était garantie.
[4]. Martin R. Montgomery : China ; Political, Commercial and Social, Vol. 2 London 1847.
[*]. haut fonctionnaire.
[**]. Ancienne graphie de Huangpu, une localité dans l’actuelle province de Guangdong (NdT).
[5]. The Merchant’s Magazine (The Merchant’s Magazine and Commercial Review), revue américaine fondée par F. Hunt. Parut à New York de 1839 à 1850.
[6]. En français dans le texte.

* * * * *

Illustrations :

* * * * *