Quelques considérations sur la guerre d’hier et d’aujourd’hui. Les barbares décomplexés

vignetteAu temps des Primitifs on se battait à coups de lances, de couteaux, de sabres, de flèches, etc., on razziait le village victime puis on remportait le butin et éventuellement quelques prisonniers pour les vendre aux autres tribus ou les garder comme otages contre rançons. Chez les peuples primitifs il n’y avait guère de prison, lieu d’enfermement et de privation de liberté [1], une invention des États avancés, civilisés, etc. Le summum de cette absence de lieu de privation et d’oppression s’illustre le mieux avec le cas des Amérindiens du Nord qui laissaient leurs prisonniers en liberté, mais surveillés bien entendu, en tout cas ils n’avaient pas le droit de maltraiter des êtres contraints à la soumission. Au bout d’un certain temps, les geôliers en avaient assez de voir leurs prisonniers tourner en rond, ils finissaient par leur donner un cheval pour qu’ils s’en aillent et retournent chez eux.

Au temps des Mongols dont l’empire était le plus vaste en termes de superficies conquises et contiguës, ces hordes de barbares dévastaient tout sur leur passage : Bagdad a été mise à sac et ce ne fut pas la dernière. Cependant le but de l’empire demeura la domination, la guerre n’était qu’un des moyens, fût-il ultime, pour y parvenir. Si on pouvait y arriver sans livrer bataille c’était le meilleur cas de figure possible puisque cela permettait à l’empire de ne pas gaspiller ses forces. Autrement dit si une principauté ou un royaume n’oppose aucune résistance et propose une entente ou une soumission, cette solution est préférable à la conquête par les armes. À notre époque on est loin de ces considérations primaires : à l’approche de la guerre faite à l’Afghanistan et à l’Irak, certains esprits naïfs pensaient qu’il suffit de livrer Ben Laden puis Saddam Hussein aux autorités états-uniennes pour éviter la guerre, puisqu’elles les réclamaient et les accusaient de représenter une menace pour leur sécurité. Cette éventualité a pourtant été proposée lors des préparatifs de guerre et les autorités états-uniennes ont fait savoir, d’une part que même si Saddam Hussein se rendait, la guerre aurait quand même lieu, et d’autre part, elles ne voulaient rien savoir quand le Mollah Omar se proposa de leur livrer Ben Laden si elles apportaient la preuve de son implication dans les attentats du 11 septembre, ce qui trahit les objectifs déclarés de la guerre : arrêter Ben Laden et se débarrasser d’un dictateur pour le bonheur du peuple irakien. Après l’arrestation du dudit dictateur, on a mis en place une justice digne du vaudeville pour le juger : on l’a fait pendre le jour de l’Aïd, le jour saint pour les musulmans du monde entier, c’est bien un message de haine et qui provoque la haine dans le monde musulman, car la coalition anglo-saxonne voulait faire croire au public que le clash de civilisations vient de commencer.

À l’époque moderne dominée par l’Occident, la guerre se targue de quelques règles de bonne conduite pour préserver le peu d’humanité qui en restait sur les champs de bataille : ménager le sort des blessés, prisonniers, civils, etc. Mais il existait une règle implicite qui fait des vainqueurs des arbitres dans la détermination du montant des réparations des dommages de guerre imposées aux vaincus. Ce fut la porte ouverte à tout : le traité de Versailles signé en 1919 entre les ex-belligérants en fut l’illustration la plus caricaturale et les Allemands n’ont fini de payer leurs réparations à la France et à l’Angleterre que l’année dernière (2010), presque un siècle après l’armistice.

À un autre niveau, cela suppose que les belligérants étaient consentants pour se faire la guerre. Mais on peut constater que la guerre eut quand même lieu dans bien des cas sans que l’une des deux parties soit consentante mais contrainte. C’est ce qui s’est passé pendant l’expansion de l’impérialisme colonial. Pour donner un seul exemple, la conquête du Vietnam par la France et l’Espagne illustre ce cas de figure. Voilà un État qui refusa de se soumettre au diktat des puissances coloniales et qui se trouva soumis par la force des canons. Une fois la victoire emportée, et ce fut facile contre un État qui n’avait pas les moyens militaires pour se défendre contre une armada moderne occidentale, la France exigea du vaincu des dédommagements de guerre. C’est formidable, on gagne sur tous les tableaux. (On verra que cette pratique cynique dictée par des gains faciles est poussée encore plus loin au début du XXIe siècle avec la guerre faite à l’Irak et la Libye). Certes, ces dédommagements exigés par les puissances coloniales, pour ne pas dire colonialistes, [ce dernier terme est malpropre dans le monde universitaire (!)], ont par la suite été annulés après la mainmise coloniale sur l’ensemble du pays.

Quelque temps auparavant des puissances coloniales (la France, l’Angleterre, la Russie…) ont forcé la barrière chinoise à coups de canons pour contraindre la Chine à accepter l’introduction du commerce de l’opium encore interdit dans l’empire du Milieu à cette date. Voilà un des buts de guerre des empires coloniaux : faire du trafic de drogue chez les autres. Notons en passant que beaucoup de peuples d’Asie consommaient de l’opium issu de leur culture ancestrale comme un passe-temps agréable sans être accoutumés comme par la suite. Bien des peuples amérindiens fumaient du tabac sans que celui-ci devienne une drogue, de même que les feuilles de coca qu’ils mâchaient pour garder une bonne vitalité, n’avaient pas la fonction d’une drogue. Mais au contact des Occidentaux qui voyaient là une source de profits, ces plantes sont devenues des composantes servant à la production de substances plus dangereuses pour la santé : au produit sain au départ on a ajouté des produits chimiques dans le but de créer une accoutumance chez la personne qui en consomme. C’est ainsi qu’on obtient de l’héroïne avec de l’opium, de la cocaïne avec de la coca, du tabac trafiqué contenant même de l’acide. Tout cela pour le bonheur des trafiquants contrôlés d’ailleurs en sous-main par des officines d’État, et celui qui a cru bien faire en dénonçant ce trafic a été traité de fou, enfermé dans une asile psychiatrique, puis poussé à la démission de son emploi de flic de Los Angeles [2]. À la belle époque de colonisation en Indochine, le budget de la colonie était alimenté par le commerce de l’opium, de l’alcool et du sel, puisque l’État colonial a institué ces trois Régies et en gardait le monopole. Et gare à celui ou à la collectivité qui n’en consomme pas ou pas assez, les amandes ou la prison les attendent.

Au siècle suivant dans les décennies 1960 et 1970, ce même pays, le Vietnam, était le théâtre d’une autre guerre beaucoup plus dévastatrice qui a duré vingt ans. Qu’avait fait ce petit pays aux États-Unis pour que ceux-ci interviennent en masse avec plus de 600.000 GI ? Rien ! Simplement il représentait le pays du bloc communiste le plus avancé sur le plan géopolitique vers l’Asie-du-Sud-Est, une menace contre le « Monde Libre » ! Après une guerre qui a fait plusieurs millions de morts côté Vietnam et plus de soixante mille côté États-Unis sans parler des millions de blessés, handicapés et invalides qui en résultent avec leur lot de malheur inhérent, sans compter une quantité phénoménale de bombes de toutes sortes larguées sur les champs de bataille, des millions de litres d’herbicides sous l’appellation d’agent orange déversés qui ont dévasté la couverture forestière, l’armée états-unienne était obligée de se retirer pour évacuer entièrement le Sud Vietnam. Certes sur le plan militaire les États-Unis n’ont pas perdu la guerre mais sur le plan politique et diplomatique ils ne savaient plus où se terrer pour garder la face le 30 avril 1975 : une superpuissance avec des armes les plus sophistiquées de l’époque n’a pas réussi à faire plier un petit pays, pire elle était contrainte de fuir comme de pauvres réfugiés à l’approche de l’armée ennemie. Certes d’un autre côté le Vietnam en sort exsangue. Après bien des années de brouille entre ces deux ex-belligérants, quand celui-ci évoqua la question des réparations et des dommages de guerre, les États-Unis eurent le culot de dire qu’il n’y avait pas vraiment de guerre puisqu’ils ne l’ont pas déclarée.

Ces quelques exemples sont mis en exergue pour souligner l’attitude des grandes puissances qui sont à la fois juges et parties dans ces circonstances. La parole du plus fort (en armes) devient la loi. Pascal à son époque l’a bien dit en d’autres termes : « N’ayant pu faire que ce qui était juste fût fort, on a fait en sorte que ce qui était fort fut juste« .

Depuis la fin du XVe siècle, les puissance coloniales, pour des raisons qui tiennent à leur expansion, en partie liée aux débouchés de leur commerce et industries, ont parcouru le monde puis se sont emparées par la force des positions stratégiques avant de s’installer pour durer. La destruction des lieux visés était la règle, ce fut ainsi pour Malacca (conquise en 1551 par les Portugais), Calicut (conquise en 1502 par les troupes de Vasco de Gamma), puis au XIXe siècle le Palais d’été de Pékin a été mis à sac en 1860 par les troupes anglo-françaises, le butin emporté dont les traces alimentent encore aujourd’hui le commerce des objets d’antiquités. La destruction ordonnée des statues géantes de Bouddha de Bâmiyân en Afghanistan à la fin du deuxième millénaire par les Talibans a scandalisé le monde entier. Quelle sauvagerie devant une oeuvre-témoignage à la fois historique et culturel ! Ce geste insensé relève du fanatisme religieux de leurs auteurs qui sont des islamistes radicaux. Quelques années plus tard, le monde assiste à la mise à sac de Bagdad et de son musée : les pièces les plus anciennes et les plus rares ont disparu dans la confusion. Rares étaient les voix qui se sont élevées pour protester contre ces actes de brigandage. Ce pillage fut commis sous bonne garde puisque des unités de l’armée US étaient stationnées devant ledit Musée sans broncher. La destruction de Bagdad par des bombes a couvert le pillage en règle des trésors archéologiques, l’anéantissement de la mémoire du pays victime. Dans le même temps, au lieu de braquer les caméras sur ce pillage d’une valeur inestimable, la télévision préféra montrer au monde entier des pilleurs minables de canapés et de frigidaires ! Quelques semaines avant le début de la guerre faite à l’Irak, de mauvaises langues ont signalé la pression exercée par des professionnels du marché d’antiquités international sur leurs pays respectifs afin d’obtenir un assouplissent des règles en la matière. Quelle coïncidence ! Quelle chance pour les collectionneurs !

Si les Talibans ont fait sauter leurs patrimoines historiques et culturels, ils n’ont pas détruit le patrimoine de leurs voisins ou celui d’un autre pays, c’était par pure foi religieuse : ils avaient tout de même une foi, même si cette foi finit par les aveugler. Mais les pilleurs en col blancs aux apparences respectables et sans doute respectés par beaucoup, ceux qui ont dévasté les musées d’Irak, se comportèrent comme de simples brigands, des bandits de grands chemins car seul l’appât du gain commandait leur geste. Si on devait les comparer avec les Talibans destructeurs de statues de Bouddha, qui sont les vrais sauvages, qui agissent par pur intérêt sans aucune autre considération ? Les pilleurs cupides ou les fondamentalistes religieux ? À cet égard, un petit reportage réalisé quelque part à Ankara à la veille de l’invasion de l’Irak par les troupes de la coalition anglo-saxonne fait sens : le journaliste posa la question à un passant pour savoir ce qu’il pensait de la guerre qui approchait. Celui-ci répondit en substance avec une colère maitrisée  : « Ces gens-là – les États-Uniens – n’ont pas de religion ? Seul le pétrole les intéresse ? » Hélas oui, seuls les profits, la volonté de domination commandent leurs actes. On verra par la suite que les profits ne s’arrêtaient pas là.

photoSur un autre plan concernant les Talibans, quoiqu’on en dise, en quelques années à la tête d’un pays comme l’Afghanistan, ils ont tout de même éradiqué la culture du pavot, source du trafic de drogue fabriquée à partir de l’opium. Après l’invasion par les troupes de l’OTAN en 2001, la culture du pavot y fleurit de plus belle : désormais c’est la CIA qui contrôle le trafic des drogues par l’intermédiaire des seigneurs de guerre. Les faits parlent d’eux-mêmes mais bien sûr, la machine de désinformation fait tout pour dire le contraire.

Il convient aussi de remarquer que si les moyens de destruction ont changé et sont plus meurtriers qu’avant, les méthodes utilisées pour provoquer la guerre restent, elles, inchangées. Une petite rétrospective peut nous éclairer sur cette question. Au XIXe siècle quand l’Empire britannique jetait un regard intéressé sur l’Iran, ses méthodes pour parvenir à ses fins résonnent en écho avec ce qui annonçait hier la guerre d’invasion de l’Irak, les pressions d’aujourd’hui sur l’Iran accusé de fabriquer en cachette des bombes nucléaires. Lisons ce qu’un observateur avisé de cette époque a écrit à ce sujet  :

La déclaration de la guerre à la Perse par l’Angleterre [3] ou plutôt par la Compagnie des Indes orientales, est la réédition d’un des coups astucieux et téméraires de la diplomatie anglaise en Asie, grâce auxquels l’Angleterre a étendu ses possessions sur ce le continent. Dès que la Compagnie [des Indes Orientales] jette un regard cupide sur n’importe lequel des États souverains indépendants ou n’importe quelle région dont les ressources politiques ou commerciales ou dont l’or et les joyaux sont prisés, la victime est accusée de violer telle ou telle convention fictive ou réelle, de transgresser une promesse ou une restriction imaginaire, de commettre quelques nébuleuses offenses, et la guerre est déclarée, et l’éternité du mal, la perpétuelle actualité de la fable du loup et de l’agneau teignent de sang une fois encore l’histoire nationale anglaise. (…)

 

L’Angleterre avait convoité depuis de longues années une position dans le golfe Persique et par-dessus tout la possession de l’île de Karak, située dans la partie nord de ces eaux. (…) La tentative récemment renouvelée et couronnée de succès de la Perse contre Hérat [4]avait fourni à l’Angleterre une occasion d’accuser le chah d’un manquement à la bonne foi envers elle et de prendre l’ile, comme un premier pas vers les hostilités.[5]

Un autre passage de ce même penseur sur l’intervention des forces anglaises en Chine résonne étranglement :

Sur les motifs qui viennent d’être exposés brièvement – les comptes rendus officiels présentés au peuple anglais confirment entièrement cet exposé – la guerre la plus inique a été entreprise. Les citoyens inoffensifs et les pacifiques commerçants de Canton ont été massacrés, leurs maisons rasées par l’artillerie, et les droits de l’humanité violés, sous le vain prétexte que « des vies et des biens anglais sont mis en danger par les actes agressifs des Chinois ! »[6]

Ce passé récent n’est hélas pas entièrement passé car il se perpétue selon des circonstances analogues dans notre présent. Mais la guerre du XXIè siècle a aussi pour but de détruire, raser un État, le ramener à l’âge de la Pierre », expression cynique employée par l’ex-Secrétaire à la Défense des États-Unis Donald Rumsfeld avant l’attaque de l’Afghanistan en 2001. Et l’innovation en matière de guerre moderne réside aussi dans l’acte d’accaparer les richesses de l’ennemi pour faire reconstruire le pays dévasté par des entreprises du pays envahisseur. On gagne donc sur tous les tableaux : on trouve un ennemi facile à vaincre par les armes, et de préférence riche en matières premières par exemple, on l’accuse de tous les maux, on porte l’affaire aux Nations-Unies, on fait voter une décision permettant d’intervenir pour légitimer la guerre, on détruit le pays, on bloque ses avoirs dans les banques étrangères, on met en place un gouvernement fantoche, on révise les contrats d’avant-guerre, on fait de nouveaux contrats d’exploitation des richesses du sous-sol au profit de nouveaux maîtres, on fait venir des entreprises de Travaux publics de son choix aux frais du pays conquis. Puisqu’on a tout détruit il faut reconstruire pas pour le bien des gens du pays conquis mais aux profits des entreprises amies. L’argent du pétrole en Irak coulait à flots, à tel point que des milliards de dollars ont disparu sans que personne ne le sache, dit-on.

Ce schéma cynique se répète maintes fois depuis les guerres faites à l’Afghanistan, puis à l’Irak et maintenant à la Libye. Soulignons également le courage de ces barbares de l’ère moderne qui s’attaquent immanquablement aux faibles, aux plus faibles qu’eux, et le plus souvent désarmés d’avance. Quand on soumet les autres par la force, par les armes, cela relève de quoi sinon de la barbarie ? Mais cette barbarie moderne est décomplexée !

photoLa guerre reste donc le dernier moyen pour soumettre des régimes récalcitrants face à la volonté de l’impérialisme quand celui-ci n’a pas pu trouver d’autres moyens (endettement, corruption…) et l’OTAN n’a pas hésité à montrer sa puissance de feu et de destruction. L’humanité a bien progressé dans la voie de la barbarie qui n’a jamais disparu… Alors les tenants de la force brutale, les brutes en somme, ne chantez plus les refrains mettant en avant la démocratie ou les droits de l’homme puisque vous êtes les premiers à les violer quand cela vous arrange. Bas les masques ! On a vu votre vrai visage de barbares modernes décomplexés.

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Notes :

[1] Remarquez aussi que l’industrie de la prison fonctionne à plein régime au pays prétendu champion de la Liberté, les États-Unis. Paradoxe? Non. Il suffit de lire les choses à l’envers et ne pas se fier aux slogans ou autres propagandes.

[2] Voir l’anecdote racontée par Michaël Ruppert dans son ouvrage Franchir le Rubicon, Tome 1, Éditions Nouvelles Terre, pp. 7-11,

[3] Il s’agit de la guerre anglo-persane de 1856-1857.

[4] Hérat est une ville de l’ouest de l’Afghanistan proche des frontières de l’Iran et du Turkménistan, et située dans la province de Hérat. C’est l’antique Alexandrie d’Asie fondée par Alexandre le Grand, une des villes-étapes de la Route de la soie

[5] Karl Marx, « La guerre anglo-persane », éditorial paru dans le New-York Daily Tribune, n° 4904 du 7 janvier 1857, in Marx Engels, Textes sur le colonialisme, Moscou, Éditions du progrès, 1977, pp.100-101.

[6] Ibid, « Les atrocités anglaises en Inde », éditorial paru dans le New-York Daily Tribune, n° 4984 du 10avril 1857, p. 130.

Une réflexion au sujet de « Quelques considérations sur la guerre d’hier et d’aujourd’hui. Les barbares décomplexés »

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